Il aura fallu dix ans pour mettre au point le synthé analogique polyphonique programmable à ce jour le plus puissant de l’histoire. À trois, nous avons réussi à en capturer un !
C’est en 2011 à la Musikmesse que nous croisons pour la première fois un impressionnant synthé au panneau relevé. Stefan Schmidt, son créateur, nous présente alors le rêve de sa vie : le EightVoice, un synthé analogique polyphonique et multitimbral sans compromis. La bête intimide, tant au plan visuel que sonore. Encore au stade de prototype, son créateur ne sait encore pas à ce moment-là quelle suite il va pouvoir lui donner. Nous suivons pendant plusieurs années le développement du projet en liant des contacts réguliers avec Stefan Schmidt (ex-MAM) et son financeur, Stefan Hund (dirigeant de la société EMC, importateur allemand de marques prestigieuses de claviers). Nous nous revoyons plusieurs fois à Francfort, où Stefan nous dévoile l’une des huit cartes de voix (cf. photos). Il nous fait part des difficultés à développer, mettre au point puis industrialiser le synthé, avec une question-clé : comment souder de manière fiable les milliers de composants traversants équipant chaque machine sans se tuer à la tâche ?
Après de nombreuses réflexions et séances de mises au point, EMC et Stefan Schmidt annoncent fin 2012 que 25 EightVoice seront produits, les précommandes peuvent alors commencer, mais la production commencera bien plus tard, en 2014. Il aura fallu au total dix ans de mise au point entre les premiers développements et les premières productions ! Aujourd’hui, la série initiale fait le bonheur de ses propriétaires, une deuxième série de 25 a été écoulée et une troisième série de 25 a été annoncée. Pour 20 000 € (arrondissons !), la bête est livrée dans son flight case sur mesure sanglé sur palette. Alors, ne boudons pas notre plaisir de pouvoir mettre tous nos doigts et ceux des copains sur un exemplaire qui a eu la bonne idée de s’arrêter dans notre studio…
Sans compromis
C’est toujours intimidant de se retrouver devant un EightVoice, même après plusieurs années de contacts réguliers. Le design, la taille et la conception du boitier n’y sont pas étrangers. Comme un véhicule de luxe, la machine respire la classe. La qualité de construction est exceptionnelle : bois massif veiné teinté, métal épais parfaitement plié, découpages précis. La machine pèse dans les 40 kg et mesure 114 × 14 × 61 cm. A l’intérieur, on trouve deux ensembles de quatre cartes de voix superposées reliées à la carte audio. 95% des composants sont traversants, discrets et « off the shelf » (donc facilement remplaçables en cas de panne), ce qui explique en partie le tarif exorbitant de la machine, au-delà de ses qualités physiques et sonores exceptionnelles. Pour refroidir l’intérieur, il y a un petit ventilo très discret et des ouïes découpées çà et là dans la tôle. Comme le Waldorf Wave, le EightVoice est doté d’un panneau inclinable dont l’angle est ajustable suivant trois positions, à l’aide d’une grande plaque formant béquille (tellement mieux que des pistons qui s’usent avec le temps). Seule la partie de commandes bouge, alors que les cartes de synthèse, audio et alimentation restent dans la partie fixe de la coque (contrairement aux Minimoog et MatrixBrute où tout s’incline).
La façade compte 137 potentiomètres, 155 sélecteurs et 300 diodes arc-en-ciel (quelqu’un voudrait bien recompter, pour vérifier ?). Comble du luxe, la couleur des diodes, des molettes et de l’écran LED de 128 × 64 pixels est modifiable et mémorisable par programme ou par type de son. L’écran affiche le nom des programmes et des paramètres (valeurs éditées/stockées dès qu’on bouge une commande) ; il permet aussi quelques réglages additionnels en mode programme (mode des LFO, assignation des contrôleurs physiques, nom…), tous les réglages du mode multitimbral (canaux, voix, zones) et tous les réglages globaux (résolution CC/NRPN avec mode 14 bits pour une fluidité totale des commandes, dump des mémoires…). Il manque un réglage de réponse en vélocité du clavier, nous l’avons demandé au constructeur qui semble ouvert aux suggestions. Le clavier 61 touches semi-lestées donne également dans la catégorie luxe : il s’agit d’un TP/8 Fatar, sensible à la vélocité et à la pression. C’est ce magnifique clavier qui équipe le Supernova II, le Solaris et The River. Que du beau monde !
À sa gauche, la section de contrôleurs en temps réel est bien fournie : deux molettes rétro-éclairées (dures), un joystick (mou), deux sélecteurs de programme, un potentiomètre de volume général, deux potentiomètres pour changer la couleur des diodes/molettes et de l’écran, un Master Tune, deux touches de transposition par octave, une touche Hold, ainsi que des commandes pour assigner des contrôleurs physiques aux paramètres de synthèse situés en façade. Les contrôleurs assignables sont les deux axes du joystick (avec deux sens distincts pour chaque axe), la pression, la molette de modulation et 3 entrées externes (pédales continues, par exemple). On ne peut assigner qu’un seul paramètre par contrôleur à ce stade (en dehors de la vélocité qui peut moduler des dizaines de paramètres), on aurait aimé pouvoir en assigner davantage, pour faire du morphing façon Nord Lead.
Programmer le EightVoice est un plaisir sans pareil : le fait de tout avoir sous la main, avec une qualité de fabrication de ce niveau, est purement jouissif. D’autant que le constructeur a choisi de placer les modulations au sein même des modules de synthèse, plutôt que créer une matrice qui aurait été vraiment complexe à représenter. Toutes les fonctions de comparaison, sauvegarde, dénomination, dump MIDI sont évidemment présentes. Les potentiomètres répondent en modes saut ou seuil. Par contre, nous n’avons pas trouvé de mode PANEL reflétant la position physique des commandes.
Au plan de la connectique, la prise casque est située à l’avant, tant mieux. Elle possède son propre potentiomètre de volume. Le reste des prises est placé à l’arrière, sur un panneau formant un décrochage, permettant de protéger les connecteurs, excellent ! Bien sûr, tout cela est soigneusement vissé au capot. Il y a dix sorties audio : une paire stéréo et huit sorties séparées (une par voix). On trouve aussi un trio MIDI DIN doublé d’une prise USB, quatre entrées pour pédales interrupteurs (tenue, sostenuto et deux pédales assignables restant à activer) et quatre entrées pour le pilotage par CV (pédales continues ou autres, dans une plage 0–5V). Hormis le MIDI et l’USB, toute la connectique est au format jack 6,35 mm. Les sorties audio sont curieusement asymétriques, mais délivrent un niveau sonore très élevé, sans aucun bruit de fond. La plupart du temps, le volume général de la machine est réglé à midi (50%), chaque programme possédant par ailleurs un volume global programmable. On termine ce petit tour de propriétaire par la borne IEC de trois broches, reliée à l’alimentation interne à détection automatique, qui permettra d’emmener le synthé partout sur la planète où il y a de l’électricité haute tension (110–240V…)
Nouvelle frontière
Le EightVoice renferme 1024 programmes et 256 Multi. De nombreux sons d’usine sont fournis, mais leur qualité ne nous a pas particulièrement emballés, sauf quelques merveilles du genre. Du coup, nous avons proposé aux programmeurs de la société Barb & Co de venir bosser sur le EightVoice, pour à la fois recueillir leur avis et utiliser leur talent pour créer une banque originale digne de ce nom (voir encadré). Les exemples sonores fournis représentent l’intégrale de leur banque, rien que cela ! Ce sont des programmes Single, enregistrés en une seule prise directe et sans effets. Donc aucun multi, empilage ni re-re, ce qui peut paraître étonnant sur certains sons, où on a l’impression que plusieurs programmes tournent en même temps. Le process de programmation a été le suivant, compte tenu du temps restreint disponible (cinq jours pour créer la banque) : apprentissage théorique préalable de la machine, découverte pratique, construction des sons de base, sélections itératives, enrichissement par les différents modules de synthèse, puis assignation finale des contrôleurs physiques. Deux vidéos de démos ont été tournées pendant les sessions, disponibles sur le site de Barb & Co et la page AF dédiée au synthé.
Premier constat, redisons-le, les niveaux sonores qui sortent du EightVoice sont très élevés. On travaille la plupart du temps avec le potentiomètre de volume à mi-course et on ne note aucun bruit de fond, malgré les sorties asymétriques et les câbles de douze mètres qui relient le synthé à la console ! Deuxième constat, il n’y a aucun effet d’escalier quand on tourne les potentiomètres, les paramètres continus sont codés sur 512 valeurs en interne et peuvent travailler en 7 ou 14 bits en MIDI/USB. Troisième constat, les plages de réglage sont parfaitement calibrées et utiles au plan sonore, sans zone morte ou incontrôlable. Le terme de précision est ce qui ressort de nos expérimentations. Du beau boulot ! Quatrième constat, le EightVoice est un parfait caméléon : les nappes sont incroyables, avec tous ces types de filtrage disponibles en même temps. Les textures hybrides sont à l’honneur, avec la multiplicité d’oscillateurs et les nombreuses intermodulations. Des sons FM sont également possibles grâce aux interactions des DCO2 et DCO3, bluffant ! Les effets spéciaux font partie des sons de prédilection de la machine, grâce au DCO4 très spécial et aux possibilités de modulation. Qui pouvant le plus pouvant le moins, le EightVoice est capable de produire tous les sons analogiques classiques : basses qui claquent, cordes envoûtantes, cuivres explosifs, leads intemporels… sauf que là, on peut mettre plein de LFO, jouer avec la vélocité ou la pression, assigner les contrôleurs physiques, balayer la stéréo, faire évoluer le son sans retenue. Du très lourd ! Nous n’avons trouvé qu’un domaine où le synthé est moins à l’aise, c’est sur les grosses basses ou kicks hyper résonants réservés aux synthés mono experts dans le domaine (Minimoog, MS20, Pro-One), étant donné que les filtres s’arrêtent juste avant l’auto-oscillation.
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Notes liminaires
Le EightVoice est un synthé analogique polyphonique de huit voix (mode Single) et multitimbral de huit canaux (mode Multi). Une voix utilise tous les réglages en façade, il est donc utile de se reporter au synoptique pour avoir une vision globale de la carte de ce restaurant gastronomique triplement étoilé… Pour faire simple, on dénombre quatre DCO, deux groupes de mélangeurs à quatre entrées avant filtres, cinq VCF, deux groupes de mélangeurs dynamiques post-filtres à deux entrées avec distorsion analogique, un VCA stéréo, vingt LFO et huit enveloppes. Côté électronique, chaque voix possède son propre processeur, avec sa propre horloge, indépendante des autres. Ceci permet des variations subtiles entre les voix, sans pour autant souffrir de désaccordages intempestifs, ce qui est utile vu le nombre d’oscillateurs. Le synthé ne souffre donc pas d’un son raide, bien que ses oscillateurs soient des DCO.
La conception du EightVoice diffère des gros systèmes modulaires par l’absence de matrice de modulation. En fait, les modulations sont situées directement au sein des modules de synthèse, ce qui évite de patcher, donc d’aller ici droit au but. Si on cherche une enveloppe pour moduler un DCO, un LFO pour moduler un filtre ou la vélocité pour moduler un VCA, les commandes disponibles sont là, au sein du module à piloter. L’exception est l’assignation des contrôleurs physiques tels que molettes, joystick et pédales : on choisit le contrôleur source en maintenant son bouton dans la zone à gauche du clavier, on tourne le potentiomètre à assigner, puis on valide les valeurs extrêmes (et leur signe) à l’écran ; ainsi, les quatre sens du joystick peuvent moduler quatre paramètres différents avec leurs propres plages et signes. Costaud ! Dommage qu’on ne puisse assigner plusieurs paramètres par contrôleur pour faire du morphing intégral comme chez Nord, peut-être dans une mise à jour ?
Quatre oscillateurs
La section DCO est une véritable mine d’or. Etudions en détail les quatre exemplaires fournis pour chaque voix, assez différents les uns des autres. Le DCO1 évolue sur une plage de 32 à 4 pieds et possède un sub-oscillateur carré réglable indépendamment entre 64 et 8 pieds. Ainsi, le sub-oscillateur peut avoir une fréquence identique, voire supérieure, à son DCO maître. On dispose d’accordages par demi-ton et fin, ainsi qu’un suivi de clavier (1, 1/2, 1/4 ou off). Le DCO1 peut générer cinq formes d’ondes : carrée, PWM, dent de scie, multi PWM et bruit coloré. L’onde multi PWM correspond à quatre ondes PWM produites simultanément, combinables suivant quatre modes (addition, soustraction, suppression, suppression avec modulation en anneau par le DCO4). On peut jouer sur la largeur d’impulsion (WIDTH) et l’espacement entre les impulsions (SPACE) ; ces deux paramètres sont modulables chacun par un LFO dédié dont la profondeur est elle-même pilotée par la vélocité, résultant en une onde complexe mouvante et dynamique, tirant parfois sur le flanger, parfois sur la synchro. Par ailleurs, on peut combiner les ondes en dent de scie et PWM, ce qui produit deux ondes en dent de scie à décalage de phase modulable par un LFO. On peut aussi cumuler les ondes PWM et multi PWM, dans le même esprit. Plusieurs LFO sont ainsi disponibles pour moduler le pitch, la largeur d’impulsion, le décalage de phase, suivant les formes d’ondes activées. On peut choisir leur fréquence, leur forme d’onde, leur quantité d’action et pour certain leur suivi de clavier… La fréquence du DCO1 est aussi modulable par une enveloppe dédiée (AD, D avec différentes formes de segments, lissage ou quantification), un LFO dédié et un générateur de bruit. L’enveloppe peut également agir sur la quantité de LFO ou la modulation du bruit sur le pitch, avec action bipolaire elle-même modulable par la vélocité. Balaise !
Le DCO2 est plus basique : il peut être réglé entre 32 et 4 pieds, avec les mêmes réglages fins et suivis de clavier que le DCO1. Il dispose aussi d’un sub-oscillateur avec la même plage que précédemment ; ce dernier est placé dans l’espace du DCO3, pour des raisons techniques d’après le manuel (il faudra s’y faire !). Il y a plusieurs formes d’onde disponibles : carrée, PWM, dent de scie et bruit coloré. On peut là encore cumuler la dent de scie et la PWM pour obtenir deux dents de scie à décalage de phase modulable. Le pitch et la largeur d’impulsion peuvent là encore être modulées par des LFO, une enveloppe et un bruit, tout cela dédié donc indépendamment des autres DCO. Le DCO2 est une source audio privilégiée pour le DCO3. Ce dernier est d’ailleurs spécifié pour les modulations en anneau. Il offre les mêmes réglages d’accordage et de suivi de clavier que les deux premiers DCO. Ses formes d’ondes sont identiques à celles du DCO2, qui peut lui faire subir un tas de traitements audio très intéressants : FM exponentielle finement dosable, modulation en anneau (par le DCO2 et le Sub DCO2), synchronisation, PWM… en plus du LFO, de l’enveloppe et du générateur de bruit encore une fois dédiés, le DCO3 dispose d’un LFO supplémentaire pour moduler son pitch et son niveau, avec intervention de la vélocité. C’est très bien pensé pour donner du piment aux interactions avec le DCO2… On comprend à ce stade pourquoi les oscillateurs sont des DCO, qui permettent la justesse indispensable aux interactions telles que FM ou modulation en anneau.
Le DCO4, pour sa part, sort totalement du lot, ce qui n’est pas peu dire. On n’a jamais vu un truc pareil sur un synthé analogique. Il est basé sur cinq modulateurs en anneau placés en série, permettant de moduler six ondes d’impulsion tour à tour (la 1re par la 2e, le résultat étant modulé par la 3e… ainsi de suite jusqu’à la 6e). La mémoire interne renferme deux groupes (A et B) de 32 formes d’onde Presets. Elles peuvent être produites avec des contenus harmoniques liés (son clean) ou non (son dissonant). On peut accorder le DCO4, régler son suivi de clavier et piloter sa fréquence par un générateur de bruit. Il est possible de mélanger les groupes A et B, de les inverser, ou encore de passer de l’un à l’autre avec un LFO ou la vélocité. Ceci permet d’obtenir une large variété de textures, bruits métalliques, tables d’ondes, percussions… Cet oscillateur nécessite d’être accordé dès qu’on change les paramètres, ce qui complique un peu son utilisation. Ceci n’a pas refroidi nos courageux aventuriers du son qui n’ont pas hésité à pousser ce DCO4 dans ses ultimes retranchements.
Joyeux mélanges
D’habitude, les sources sont mélangées par un simple mixeur avant d’attaquer le filtre. Sur le EightVoice, c’est beaucoup plus costaud. On trouve deux groupes de mixage permettant chacun d’envoyer les quatre DCO vers deux filtres en parallèle, VCF et DF (DF pour double filtre). Prenons un groupe, au hasard le premier. Commençons par le routage du VCF1 : on dispose de deux bus en entrée (A et B) avec bouton d’activation ; dans chaque bus, on choisit la source parmi les quatre DCO et on règle le niveau de sortie. On peut aussi router l’entrée audio B pour moduler la fréquence du VCF1 (dans ce cas, le signal de l’entrée B est retiré du mix). Passons maintenant au DF1 : on retrouve le même système de bus en entrée (A et B) et de routage des quatre DCO. Cette fois, il est de plus possible de mixer les entrées A et B. On peut aussi doser l’envoi de la sortie du DF1 dans le VCF1, ce qui met progressivement les deux filtres en série.
Pour le groupe 2, c’est exactement la même chose, à partir des mêmes sources (quatre DCO), vers un second ensemble de filtres, VCF2 et DF2. Il existe un dernier routage, celui qui définit quel DCO entre directement (sans dosage de niveau) dans le VCF3, un cinquième filtre (comme son nom ne l’indique pas) chargé d’épaissir le son (nous y reviendrons au paragraphe suivant). Pour ceux qui ont décroché (et ce n’est qu’un début), un coup d’œil sur le synoptique général permettra de s’y retrouver. Notons que le fait de pousser les niveaux crée une saturation très appréciable en entrée des filtres. Le seul point à regretter ici, c’est l’absence d’entrée audio pour y router un signal externe…
Cinq filtres
Les sorties respectives des différents mixeurs attaquent trois ensembles totalisant cinq filtres : VCF1/DF1, VCF2/DF2 et VCF3. Les deux premiers ensembles sont quasi identiques. Le VCF est un filtre de quatre pôles en échelle de type Moog dont on peut régler le mode en continu, comme un filtre SEM, ce qui permet de passer progressivement entre filtrage passe-bas, passe-bande et passe-haut. La fréquence de coupure peut être modulée par le suivi de clavier, la vélocité, l’enveloppe dédiée et le LFO dédié. Toutes ces modulations sont bipolaires. L’enveloppe est très complète et originale ; de type DAD1SD2R, elle est pilotable par la vélocité (temps A/D ou profondeur) et peut être redéclenchée à chaque note jouée. Dans le VCF2 uniquement, l’enveloppe dispose d’un répétiteur automatique à fréquence variable.
Le LFO est tout aussi costaud. Il offre les ondes de base sinus, triangle, carrée et aléatoire ; un paramètre permet de créer un fondu en entrée ou en sortie, ainsi que des variations de formes d’onde, de type quantification ou adoucissement (Lag). On peut utiliser le LFO du VCF2 sur le VCF1 et réciproquement, en synchro basique ou suivant différentes divisions temporelles. Le cycle du LFO peut être synchronisé via MIDI, redéclenché à chaque note ou laissé libre d’osciller comme bon lui semble. L’entrée B du groupe de mixage peut aussi moduler la fréquence de coupure du VCF (auquel cas elle est déconnectée du signal audio), avec action pilotée par une combinaison enveloppe/LFO simplifiée ou la vélocité. Un mot sur la résonance du VCF : elle peut être poussée à la limite de l’auto-oscillation, mais elle n’y entre pas. C’est d’ailleurs le cas des résonances de tous les filtres qui en sont équipés, mais a-t-on besoin d’ondes en sinus supplémentaires quand on a autant de DCO et Sub DCO à portée de main ? C’est aussi dommage qu’on ne puisse moduler le mode et la résonance du VCF par un LFO, une enveloppe ou la vélocité ; il faudra « se contenter » des contrôleurs physiques assignables.
Passons maintenant au DF, un double filtre multimode résonant de deux pôles (A et B), aussi disponible en deux exemplaires identiques (un dans chaque ensemble de filtrage). On peut d’ailleurs calquer les réglages du DF2 sur le DF1 en activant séparément chaque paramètre à lier : fréquence de coupure, espacement de la seconde fréquence de coupure et modulations bipolaires par le suivi de clavier sur la FC, la vélocité sur la FC/l’espacement, l’enveloppe commune sur la FC/l’espacement (ADR ou rampe, avec action en Sidechain de la vélocité) et le LFO sur la FC/l’espacement. L’origine de ce dernier peut être le DF ou les VCF. On peut choisir le mode du filtre double : LP/LP, LP/HP (réjection), BP/BP (peigne), HP/HP. Certains modes permettent de créer des profils de type Twin Peaks avec formants de voix. La résonance peut être réglée sur sept valeurs discrètes (un peu juste, là). La sortie du filtre A peut moduler la FC du filtre B, bien vu ! Enfin, le troisième ensemble de filtrage (VCF3) est un simple filtre passe-bas de deux pôles non résonant, auquel on assigne l’un des quatre DCO. Son rôle est d’ajouter du bas ou de la saturation au signal. La fréquence de coupure ne peut être modulée par une enveloppe ou un LFO, mais par les contrôleurs physiques assignables. Voilà une section de filtrage comme on en voit peu, même sur les gros systèmes modulaires, qui est, en conjonction avec la section DCO déjà hors du commun, la source de possibilités de synthèse infinies, mais toutefois faciles à expérimenter…
Mixage de sortie
Il convient maintenant de récupérer les signaux sortant des groupes VCF1-DF1, VCF2-DF2 et VCF3, de les doser et de les sommer en stéréo pour les envoyer au VCA final. Ceci est fait au moyen de deux groupes de mixage et d’une section de modulation. Les deux groupes sont identiques. Chacun possède trois entrées pour le VCF, le DF et le VCF3 (envoyé aux deux groupes). L’entrée VCF dispose d’un Mute et d’un inverseur de phase. L’entrée DF possède un Mute, un inverseur de phase, un potentiomètre de niveau et un réglage de distorsion analogique pilotable par la vélocité. L’entrée VCF3 dispose d’un Mute et d’un réglage de niveau. Le niveau de sortie global de chaque groupe est également pilotable par la vélocité. Ce n’est pas terminé, puisqu’on va encore pouvoir moduler les niveaux de sortie des deux groupes dans le module juste après. Au programme, un fondu-enchaîné entre les deux groupes. La balance peut être réglée à la main ou programmable (délai et temps), suivant différents modes d’enchainement et d’inversion entre les deux groupes. On peut ainsi obtenir huit combinaisons, parmi lesquelles un groupe seul peut être fondu entre deux niveaux, deux groupes peuvent être fondus en une fois, deux groupes peuvent être fondus avec retour au premier groupe… pas facile à décrire, mais cela permet des évolutions qui rappellent les tables d’onde ou la synthèse vectorielle, ici tout en analogique.
Un LFO dédié permet d’ajouter du tremolo, avec réglages de vitesse et profondeur, niveau de modulation assignable à la vélocité, mode de redéclenchement du cycle et assignation à l’un des groupes ou aux deux. Ensuite, on entre dans un module de panoramique : on y règle la position stéréo de chaque groupe, l’écartement des voix dans le champ stéréo et l’action d’un nouveau LFO (le 20e et dernier, si on a bien compté) sur la modulation du panoramique. Ce dernier dispose de réglages de vitesse, profondeur, mode d’action (cyclique, une passe gauche/droite, une passe droite/gauche…), redéclenchement de cycle et destination. Dans ce dernier cas, on peut assigner l’un des deux groupes, les deux groupes en phase ou les deux en inversion de phase ; ils ont vraiment pensé à tout ce qui peut être utile ! D’autant, ne l’oublions pas, que tous les réglages continus sont modulables a minima par l’un des contrôleurs physiques !
Notre voyage au cœur de la synthèse touche maintenant presque à sa fin, puisqu’on arrive au VCA final. Il offre une enveloppe ADSR ultra rapide, avec adoucissement possible de l’attaque, mode de redéclenchement et réglage du niveau de Release (en plus du temps), permettant de simuler une réverbe. La fonction de répétition, présente en façade, n’est pas encore gérée à ce stade. Nous l’attendons de pied ferme ! Enfin, un volume final programmable est de la partie…
Glide/Bend
Il s’agit là d’une petite section récréative, avant d’attaquer l’ascension finale vers le sommet de l’Everest. On y règle l’étendue du pitch bend, le temps de glide sur le pitch (linéaire ou exponentiel) et temps de glide sur le filtre (idem). Lorsque ces deux derniers sont liés, on peut atténuer la profondeur de glide, utile sur les accords pour éviter les glissements disproportionnés entre les notes. Le déclenchement du glide peut se produire à chaque note ou seulement lorsque les notes sont liées. Idem pour le déclenchement des enveloppes. On termine cette section par le mode d’allocation des voix : polyphonique de huit voix, monodique ou unisson. Dans ce dernier mode, les huit voix empilées peuvent être désaccordées plus ou moins finement, pour des sons énormissimes !
Multimode intégral
Le sommet est maintenant en vue. Nous venons de voir ce que le EightVoice était capable de faire dans un programme Single. Voyons maintenant ce qu’il est capable de faire en mode multitimbral : tout simplement d’utiliser un à huit programmes simultanément et de mémoriser leur arrangement au sein de 256 mémoires Multi. Il est ultérieurement possible d’éditer et sauvegarder un Single via le panneau avant dans son contexte de Multi. Voyons quels sont les réglages de chacun des huit canaux d’un Multi.
Pour ce faire, il faut entrer dans le menu. Il y a dix pages de réglages, que l’on appelle avec des flèches dédiées et dans lesquelles on navigue avec d’autres flèches ; tout cela est rapide à comprendre et manipuler. Voici la liste des réglages par canal : choix du programme (pointage parmi les 1 024 mémoires), réserve de voix (huit maximum, en tout), tessiture, mode Local (interne/MIDI/les deux), canal MIDI, transmission MIDI, réception MIDI, niveau, panoramique (programmé ou fixe), pitch (transposition par demi-ton, accordage fin, désaccordage des voix à l’unisson), activation du canal, filtre des contrôleurs MIDI en émission, statut de réception des CC MIDI… Tout y est, on dirait, le EightVoice est un digne membre de la toute petite famille des synthés analogiques multitimbraux, au même titre que les Xpander/Matrix-12 Oberheim, l’Andromeda Alesis, les Omega/Code Studio Electronics et The River by Baloran !
Au summum
Nous voilà arrivés à près de 9 000 mètres d’altitude, sans casse ni fatigue. Le EightVoice est exceptionnel dans tous les domaines : qualité et variété sonore, puissance de synthèse, possibilités de modulation, multitimbralité, mémoires utilisateur, qualité de construction, beauté de l’objet et ergonomie. Certes, il y a une courbe d’apprentissage, mais on se sent explorateur d’un monde plein de surprises qui parait pourtant très familier. Bref, on ne se perd pas dans un dédale de fonctions cachées et on passe d’excellents moments avec cette façade impressionnante. Le choix des modules est judicieux et les plages de réglages sont précises. La liste des modules embarqués n’est toutefois pas exhaustive : elle n’offre ni séquenceur, ni arpégiateur, ni section d’effets. Le MIDI et les sorties séparées permettent toutefois de confier tout cela à des unités externes. Reste que cela a un prix, chacun dissertera sur le fait qu’il soit ou non justifié. On peut ceci dit l’expliquer par dix ans de recherche, une production artisanale limitée, des composants discrets traversants… bref, il aurait été dommage qu’une telle montagne de la synthèse reste dans les cartons et pour cela, nous lui décernons une récompense spécialement imaginée pour l’occasion : l’Award Audiofanzine 2017 Légende.
Téléchargez les extraits sonores (format FLAC)
Interview de Stefan Schmidt, inventeur du EightVoice
Stefan, quels sont les temps forts de ta vie ?
Le grand temps fort est bien sûr le développement du EightVoice, qui a été mis sur le marché avec succès. Cela n’aurait pas été possible sans le soutien et la patience de ma femme. Autre temps fort, l’époque où j’étais développeur chez MAM. C’était un travail formidable, mais qui s’est hélas terminé en 2003.
Quand est né le projet EightVoice ?
Le projet a commencé dès 2003. C’était la dernière année où je travaillais pour MAM sur le développement d’un synthé de basse mono. Hélas ce projet n’a pas été à son terme et j’ai décidé de le reprendre à mon compte. Ça a pris une dimension de plus en plus importante et finalement un prototype polyphonique fut prêt en 2008. C’est à ce moment qu’EMC a commencé à financer et manager le projet.
Comment as-tu défini les spécifications ?
Cela a été un long processus basé sur de nombreuses expérimentations. L’idée principale était de pouvoir produire la plus large variété de sons analogiques. J’avais commencé avec différents modules séparés (filtres, oscillateurs…) ; le travail le plus compliqué fut ensuite de sélectionner les « meilleurs » modules et de les arranger sur le panneau de commande.
En quoi le EightVoice est-il unique ?
D’abord le mode opératoire : tous les paramètres sonores ont leurs propres éléments de contrôle sur le panneau avant. Cela permet une programmation du son intuitive et beaucoup de plaisir ! Ensuite les modulations : chaque module (filtres, oscillateurs…) possède ses propres modulateurs. C’est plus flexible qu’un concept basé sur une matrice de modulation. Enfin, le design.
Quelles ont été les principales difficultés et comment les as-tu surmontées ?
Les principales difficultés se sont produites avec la conception du boitier. Le premier prototype (exposé pour la première fois à Francfort en 2011) n’était pas conçu pour une maintenance facile et a dû être revu. Il y a eu d’autres problèmes à cause du poids et du panneau mobile. Plusieurs années ont été nécessaires pour optimiser le boitier.
Un mot sur tes rencontres avec Hans Zimmer et Jean-Michel Jarre ?
Oui, rencontrer Hans Zimmer dans son studio a été un grand moment pour moi et cela nous a aidés à promouvoir le Schmidt. En août 2017, Jean-Michel Jarre nous a invités à Paris pour lui faire une démonstration du synthé. Cela a été un grand moment de ma vie, parce que je l’admire et le consière comme l’un des pionniers de la musique électronique.
Comment sont répartis les rôles entre EMC et toi ?
Stefan Hund (EMC) est le manager du projet. Son travail est la distribution et le marketing, mon travail est le contrôle de la production. Il y a plusieurs entreprises allemandes impliquées dans la production (assemblage électronique, facture du boitier, assemblage final et contrôles).
Quelles sont les mises à jour prévues pour le EV ?
À l’heure actuelle il n’y en a pas. Tous les bogues connus ont été corrigés et il n’y a pas de remontée pour d’autres bogues. Nous discutons encore d’améliorations de fonctionnalités.
Quels sont tes passe-temps favoris ?
Mon passe-temps favori est la musique électronique, donc je suis très heureux que ce soit devenu mon métier. Je n’ai pas le temps pour d’autres passe-temps, mais ce que je peux dire, c’est que cela ne me manque pas du tout !
Quels sont tes projets musicaux et personnels ?
Un projet musical est (et a toujours été) un projet personnel pour moi. J’ai commencé à développer un nouveau synthé, j’ai des idées innovantes et mon grand challenge est de faire quelque chose d’unique. Mais à tout prix pas aussi gigantesque que le EightVoice !