Présenté au début des années 80, le Memorymoog est le seul véritable synthé polyphonique de la prestigieuse marque américaine… mais aussi le dernier commercialisé ! La version LAMM est l’aboutissement absolu de cette machine sans équivalent.
Il ne reste que quelques mois avant que le DX7 ne chamboule le paysage des synthés polyphoniques. Nous sommes en 1982 et Moog, alors propriété de Norlin, présente l’un de ses projets les plus ambitieux, mais aussi le dernier à atteindre le marché : le Memorymoog. Bob est parti depuis longtemps ; à la barre, l’ingénieur en chef Dave Luce, à qui on doit également le Polymoog (paraphonique) et The Source (mono à mémoires). Au programme, une polyphonie à allocation totale, 3 VCO par voix, des filtres discrets Moog en échelle de transistors, des modulations mono et polyphoniques, des mémoires, un arpégiateur… bref, le rêve quoi ! Pas tout à fait, puisque la machine a une fâcheuse tendance à se désaccorder toute seule, ce qui n’est qu’un point de son manque crucial de fiabilité. La version Plus ajoute un séquenceur, le MIDI et un Autotune amélioré, mais bon… nous sommes en 1984, la météorite DX7 est déjà tombée et son nuage mortel commence à recouvrir rapidement la planète synthèse, emportant tous les dinosaures sur son passage, en particulier les plus gros.
Quelques années plus tard, hors du temps et du revival analogique, un claviériste et brillant électronicien allemand va entreprendre une quête digne des plus fantastiques histoires de la Chevalerie : rendre le Memorymoog fiable et le remettre aux standards « actuels ». Plusieurs années de recherche vont être nécessaires pour finaliser cette mise à jour matérielle et logicielle exceptionnelle, corrigeant les problèmes de fiabilité, actualisant les performances techniques, tout en conservant LE son si particulier du Memorymoog. L’objectif de ce vintage-test est de faire partager nos moments avec cette fabuleuse machine, devenue très rare, plutôt que de la passer au crible comme pour le matériel neuf. Après le l’Exagone de Cavagnolo testé il y a quelque temps, c’est parti pour cette nouvelle série spéciale de vintage-tests d’AF…
Bois et alu
Le Memorymoog est une machine magnifique et très agréable à utiliser. C’est certes subjectif, mais elle en impose, avec un mélange d’ébénisterie et d’alu brossé du plus bel effet. Le Moog Source reprendra ce look, hélas en partie seulement, faisant abstraction de toute commande directe au profit d’un unique encodeur de valeurs. Sur le Memy, c’est le paradis : la façade regorge de commandes directes, pour l’ensemble des paramètres de synthèse. On dénombre 20 potentiomètres (dont deux à double étage pour l’accordage fin des VCO) et 80 boutons poussoirs. Leur organisation est assez logique : commandes globales à gauche (avec un pavé numérique et deux afficheurs, un pour le numéro de programme, l’autre pour les paramètres/valeurs), puis modulations, suivies des VCO, du mixeur, du filtre et des enveloppes. Dès qu’on bouge une commande, l’afficheur alphanumérique indique la valeur stockée et la valeur en cours. Avec le temps, les contacts des poussoirs à ressort ont tendance à moins bien se faire, un nettoyage s’impose ! L’ancrage des potentiomètres n’est pas des plus rassurants, les axes bougent, c’est un peu dommage pour une machine de ce standing… leur résistance à la rotation est toutefois très correcte.
Côté clavier, ce n’est pas non plus la panacée : 5 octaves statiques dont les touches claquent au retour…
À gauche du clavier, on retrouve les deux molettes translucides chères à la marque. À noter que le Pitchbend n’a pas de ressort et est cranté en son centre. Juste au-dessus, deux poussoirs permettent la transposition d’octave (+/-1).
À part la sortie casque relayée à l’avant-droit, la connectique est disposée en partie supérieure du panneau arrière (pas moins de 15 prises jack 6,35 sur le modèle de base !) : sortie audio XLR symétrique 600 Ohms, sortie audio asymétrique, 2 prises pour pédales CV continues (l’une assignable au pitch, au volume et au filtre ; l’autre à la modulation et à la fréquence du VCO2), 3 sorties pour piloter un synthé externe (CV 1 Volt/Octave, Gate 0–15V et S-Trig 15–0V) flanquées de 2 ajustables internes (Range/Scale), 5 entrées pour pédales à interrupteur (Release, tenue, avance programme, recul programme, Glide), une entrée horloge et 3 prises pour l’interface cassette. Enfin, un bouton interrupteur et son connecteur secteur IEC trois broches sont situés de l’autre côté, à droite de l’énorme radiateur dissipateur de chaleur. La version Plus ajoute une interface MIDI (In/Out/Thru) et 5 prises jack (contrôle du séquenceur) qui occupent les 2 ports optionnels. La version LAMM place dans ces mêmes ports le MIDI (In/Out), une entrée VCF jack (hélas absente des autres modèles) et 2 sorties audio jack à niveaux élevés.
Bien mâle
Un jour, un passionné de synthés vintage m’a dit : « le Memorymoog c’est le mâle, le Matrix-12, c’est la femelle. Il te faut le couple ! ». C’est vrai que si on devait donner un genre aux synthés, on s’imagine bien le Memorymoog avec des poils, des tatouages et un entrejambe proéminent… À l’allumage, le ventilateur fait non seulement du bruit, mais il fait vibrer le colosse. C’est d’autant plus impressionnant quand on en joue, il s’en dégage une sensation physique presqu’intimidante… au point que notre ami Baloran (l’homme au Triko), un jour de maintenance, a recommandé de conserver « l’aspirateur intégré » plutôt que trouver un ventilo plus discret. Sur le plan sonore pur, cette orientation masculine, synonyme de puissance, voire de brutalité quand on pousse les oscillateurs, ne doit pas occulter la finesse et la polyvalence de la machine. Cette dernière est d’ailleurs l’un des points forts du Memorymoog. Les 100 programmes originels d’usine sont l’œuvre de grosses pointures de la synthèse, telles que Wendy Carlos, Tom Coster, Herbert Deutsch, Larry Fast ou Jan Hammer.
Rien qu’en écoutant quelques sons typiques, on s’en rend compte très vite : des basses rondes (filtrées) ou grasses (non filtrées), des leads coupants (synchro modulée) ou doux (synchro statique, filtre flûté), des cordes généreuses (ondes PWM sur les VCO1+2 pilotées par le VCO3 avec suivi de clavier pour éviter les gargouillis dans les graves), des colonnes de cuivres (3 VCO légèrement désaccordés avec filtre ouvert ou coup d’enveloppe), des nappes évolutives (vivent les modulations généreuses !), des orgues qui claquent (VCO à ondes additionnées + filtre résonant + enveloppes rapides), des percussions en tout genre (cloches avec intermodulation audio d’oscillateurs, drums avec générateur de bruit et filtre en auto-oscillation) et des effets spéciaux (vivent les modulations généreuses bis !). Bref, le Memorymoog est à l’aise partout, et si cette base n’est pas assez pêchue, le mode Unisson mettra tout le monde d’accord. Un point où le Memorymoog diffère, au plan sonore, de tous les poly qui nous sont tombés sous la main, c’est la manière dont le filtre réagit quand on fait saturer les VCO dans le mixeur. Il se crée une sorte d’explosion en oreille liée à la saturation, comme une douce rappe qui viendrait écrêter le signal pour créer des remous (plus facile à écouter qu’à raconter)…
- 1Bass 00:43
- 2BassAddVoices 00:37
- 3Poly1 00:22
- 4Poly2 00:39
- 5Poly3 00:19
- 6DarkOne 00:34
- 7DarkTwo 00:33
- 8FilterPad 00:39
- 9VCO3AsLFO 00:52
- 10Cello 00:30
- 11Brass1 00:43
- 12Brass2 00:22
- 13EPiano 00:23
- 14Organ 00:46
- 15Marimba 00:18
- 16SoloSync 00:17
- 17BigSync 00:47
- 18Arpeg 00:43
- 19Metal1 01:14
- 20Metal2 00:28
Homophonique…
En tout cas, c’est ce que dit le manuel, pour expliquer que le Memorymoog est polyphonique 6 voix, mais que tous les réglages sont identiques aux 6 voix (sauf quand il tombe en panne…). Autrement dit, il est monotimbral, tout comme un OB-X ou un Prophet-5… Cette absence de fonctions Split/Layer est d’autant plus regrettable qu’il est déjà difficile et ruinant de trouver un Memorymoog, alors deux ! Outre la polyphonie, on peut jouer les voix en mono (de 1 à 6 voix, soit jusqu’à 18 oscillateurs simultanés ; ce paramètre est programmable). Dommage qu’on ne puisse désaccorder les voix comme on le veut (elles le sont toujours un peu, naturellement, en fait). Comme la calibration n’est jamais parfaite d’une voix à l’autre, le Memorymoog permet d’alterner les voix de différentes manières, pour s’adapter au mode de jeu : CYCLE joue les voix 1–2–3–4–5–6 en cycle, idéal pour les sons polyphoniques. RESET joue toujours la même voix en premier, idéal pour les sons mono (basses et leads) où l’on cherche plus d’uniformité. Il y a différentes alternatives mono avec priorité de note haute/basse/dernière… Une fonction HOLD permet de mémoriser un accord pour le transposer ensuite au clavier.
Passons maintenant à l’examen d’une voix. Le Memorymoog a la généreuse idée d’offrir 3 VCO par voix. Pour chacun, on choisit l’octave (2–4–8–16 pieds) et la forme d’onde : carrée, rampe, triangle. Pour les VCO 1 et 2, la rampe est ascendante. Pour VCO3, elle est descendante, c’est donc une dent-de-scie. Dans chaque VCO, les 3 ondes sont cumulables et lorsque le carré est sélectionné, on peut régler la largeur d’impulsion (0 à 100 %). Les VCO 2 et 3 peuvent être désaccordés du VCO1, grâce à un potentiomètre double (réglages grossiers et fins), sur plus ou moins une sixte mineure. Le VCO3 peut également être déconnecté du clavier et opérer à basse fréquence (-5 octaves, donc ça devient un LFO), ce qui est très utile pour certaines modulations (voir ci-après). Enfin, les VCO 1 et 2 peuvent être synchronisés. Les 3 VCO sont ensuite envoyés dans un mélangeur, où les rejoint un générateur de bruit rose ; ce dernier, de médiocre qualité, boucle sauvagement ; dans la version LAMM, il est remplacé par un circuit de bien meilleure qualité, sans effet de bouclage audible. Lorsqu’on pousse le niveau des VCO dans le mixeur au-delà de 40–50%, on commence à créer une saturation naturelle du plus bel effet dans le filtre (à 100 %, il se forme carrément des intermodulations dans les VCO), signature sonore du Memorymoog dont nous avons déjà si poétiquement parlé.
La résultante (ainsi que le signal audio externe dans le cas du LAMM), est envoyée dans un filtre passe-bas 4 pôles résonant. Il s’agit ni plus ni moins du filtre discret en échelle de transistors, rendu célèbre sur les modulaires Moog puis le Minimoog, souvent copié, mais jamais égalé. Ce filtre entre en auto-oscillation dès lors qu’on pousse la résonance au-delà de 70 % et se met à produire une onde sinus des plus pures ; la fréquence de coupure ajuste alors la fréquence cette onde (et c’est là qu’on voit toute la difficulté à calibrer de manière durable un filtre discret entre les 6 voix, fort de sa coupure, de son suivi de clavier et de sa modulation par l’enveloppe). Bref, ce filtre est merveilleux. La coupure est donc directement modulable par le suivi de clavier (0 – 1/3 – 2/3 cumulables en 3/3) et une enveloppe ADSR (modulation uniquement positive à ce stade, hélas). En fin de parcours, le signal passe par un VCA avec volume programmable, en plus des volumes globaux pour les sorties ligne et casque.
Modulations intégrées
Chaque voix de Memorymoog comprend 2 enveloppes ADSR (Contour), l’une assignée au filtre et au bus de modulations polyphoniques, l’autre au volume (Contour). Elles peuvent être très rapides et percussives, puisque la plage des temps varie de 1 ms à 10 s (Attaque) et de 2 ms à 20 s (Decay et Release). Un interrupteur permet de forcer l’enveloppe à redémarrer au début de son cycle, même si on la redéclenche pendant le segment d’attaque, plutôt que reprendre à sa valeur en cours. Un deuxième interrupteur permet de forcer l’enveloppe à finir l’Attaque avant de passer au Release lorsqu’on relâche une note pendant l’Attaque. Un troisième permet de mettre du suivi de clavier sur les temps d’enveloppe (plus haut, plus vite), bien vu ! Enfin, un dernier interrupteur permet d’ignorer les segments de Release quels que soient les réglages effectués. Notons aussi qu’il existe un réglage Trigger simple (toutes les enveloppes sont redéclenchées à chaque nouvelle note jouée) ou multiple (seule l’enveloppe de la nouvelle voix jouée est redéclenchée). Bref, une section très complète !
Le LFO agit de 0,1 à 100 Hz (ou en synchro à l’horloge interne/MIDI sur le LAMM). Il offre 5 formes d’onde (triangle, dent-de-scie, rampe, carrée, S&H). Sur le LAMM, elles sont cumulables. Une matrice permet de les assigner au pitch de chaque VCO, au PWM de chaque VCO et au VCF. La quantité de modulation est programmable et modulable par la molette (cette modulation s’ajoute à celle programmée). Le LFO est global pour les 6 voix. Heureusement, le Memorymoog incorpore un bus de modulations polyphoniques capables d’agir aux niveaux audio, comme la Polymod du Prophet-5, mais en mieux. Ce bus utilise le VCO3 et l’enveloppe de filtre, avec des quantités de modulation programmables séparément. On peut même moduler le VCO3 par l’enveloppe de filtre, avec inversion de polarité. Une matrice permet d’assigner ces deux sources au pitch des VCO 1 et 2, à la PWM des VCO 1 et 2, ainsi qu’au VCF. Comme on peut couper le suivi de clavier du VCO3, c’est ainsi qu’on crée des effets de résonance interne, produisant des sons métalliques avec formants… c’est également comme cela qu’on crée des sons à base de PWM dont la vitesse de modulation suit le clavier et est indépendante sur chaque voix, ce qui est beaucoup plus intéressant qu’une PWM modulée par un LFO global. Pour être complet, signalons la fonction Glide polyphonique programmable linéaire (portamento continu), pouvant durer jusqu’à 10 secondes.
Arpégiateur et séquenceur
Le Memorymoog renferme un arpégiateur dont les réglages sont mémorisés avec chaque programme. Il y a plusieurs motifs : vers le haut, vers le bas, alterné, suivant les notes jouées, avec ou sans maintien (Latch). Il manque donc un mode aléatoire. En version LAMM, l’action de l’arpégiateur peut être séparée sur le clavier, n’agissant que sur les 3 octaves supérieures, les 2 octaves inférieures étant réservées au jeu normal (du même son). Qui plus est, l’arpégiateur d’un LAMM peut être synchronisé (horloge interne/MIDI).
Dans la version Plus de 1984, un séquenceur basique est ajouté, en plus du MIDI. Il mémorise 6 séquences polyphoniques et 6 séquences mono, à concurrence de 1n000 notes, enregistrables en pas à pas ou en temps réel. Pas d’édition après coup, ni de quantification sophistiquée, ou de modes de lecture élaborés, donc rien de bien folichon… Si on veut transformer un Memorymoog Plus en LAMM, il faut rétrograder la machine en version de base, c’est-à-dire remodifier l’électronique, puis supprimer la carte MIDI, le séquenceur et la connectique propre au modèle Plus.
Rudi le Lammificateur
Rudi Linhard a fondé la société Lintronics en 1984, quasiment au moment de l’arrêt de la production du Memorymoog. Ce n’est qu’en 1989 qu’il commence à étudier le monstre de près, pour en développer une mise à jour ultime : le LAMM (Lintronics Advanced MemoryMoog). La transformation n’est pas un simple ajout d’entrée/sortie MIDI, mais elle inclut la réécriture complète de l’OS, le remplacement du CPU, la mise à jour de toutes les cartes électroniques, le remplacement des ajustables standards sur les VCO par des ajustables multi-tours, la modification des circuits d’accordage des VCO, la greffe d’un nouveau générateur de bruit (à la place du CI numérique MM5437 bien pourri), l’ajout d’une entrée VCF et l’ajout d’un circuit de sortie stéréo avec amplis de haute qualité et voix panoramiquées (fixe) ; en revanche, tout ce qui fait le son du Memorymoog est conservé. Résultat, un Memorymoog enfin fiable et digne des synthés actuels sur le plan du MIDI : assignation des canaux en émission/réception, réponse à la vélocité et à la pression (avec destinations assignables), émission/réception de Sysex (banques et programmes), assignation de toutes les commandes en façade à des CC MIDI de son choix (automation intégrale via sa STAN préférée) et synchro du LFO et de l’arpégiateur (horloge interne/MIDI). Plus d’infos sur www.lintronics.de.
Conclusion
Le Memorymoog est un instrument à part. Intimidant par sa façade couverte de commandes, il est doté d’un territoire sonore très polyvalent et de possibilités de modulation exceptionnelles. Sans équivalent dès qu’il sature, il a bluffé tous ceux qui sont passés au studio mettre la main dessus, alors que d’autres machines tout aussi prestigieuses en ont laissé certains indifférents. C’est un instrument élitiste par excellence, surtout en version LAMM, ce que le temps ne va pas arranger. Mais le Memorymoog n’est à l’origine pas fiable et le MIDI est soit absent, soit basique en version Plus. Au final, il y a assez peu de choses à reprocher à un Memorymoog LAMM : un clavier statique de qualité insuffisante et un générateur monotimbral, ce qui, vu le prix, est bien dommage. Certains regretteront aussi l’absence de filtres plus exotiques, mais le passe-bas 4 pôles est celui que Moog réussit le mieux, donc faisons avec ce que nous avons (et achetons un Matrix-12 !). Bref, une machine singulière, impressionnante, fantasmagorique, qui mérite bien tous les superlatifs…
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