Initialement développé par ARP en 1979, c’est finalement sous la marque Rhodes que le Chroma est commercialisé en 1982. Un colosse analogique polyphonique très en avance sur son temps…
Le projet Chroma débute fin 1979 au département R&D d’ARP, sous la baguette de Philip Dodds. Tout est prêt pour une mise sur le marché dès 1981, mais le bateau ARP coule à pic et les employés prennent le large. Dodds parvient in extremis à vendre le projet Chroma, lui y compris, à CBS. Il remonte un labo de R&D d’une vingtaine de techniciens, parmi lesquels les acolytes de la première heure. Ils finalisent la machine et construisent les 50 premiers exemplaires. Le Chroma est très en avance sur son temps, mélangeant des circuits analogiques (discrets et intégrés) et une partie numérique pilotée par un processeur Intel 80186. Paul DeRocco, aujourd’hui toujours actif dans la communauté des utilisateurs de Chroma, développe le code. Les concepteurs souhaitent que le clavier soit dynamique et font le forcing auprès de Dave Smith pour que la vélocité soit intégrée au protocole MIDI (à l’époque, ils militent pour 256 valeurs). Plus tard, CBS déménage la production à l’usine de pianos Fender et assigne le Chroma à la division Rhodes. Il sera commercialisé sous cette marque en 3 000 exemplaires. Après l’aventure CBS, Philip Dodds contribue avec Raymond Kurzweil à la conception du K250. Pour information, il apparait dans le film Rencontre du Troisième Type (c’est lui qui dialogue avec les extraterrestres avec l’ARP 2500). Mais revenons à notre Chroma, pour qui l’équipe de R&D disait : « faisons le meilleur instrument possible, quel qu’en soit le prix ». Voyons pourquoi ils ont réussi à en faire l’un des meilleurs synthés polyphoniques analogiques de l’histoire…
On the Rhodes…
Le Chroma fait partie des très gros synthés polyphoniques analogiques vintage. La carrosserie est essentiellement faite de bois et de métal bien épais, à l’intérieur comme à l’extérieur. Ses dimensions sont également impressionnantes : 105 × 60 × 16 cm. Le clavier est très particulier, puisqu’il comprend 64 touches en bois recouvertes de plastique, s’étalant de mi à sol. Les touches mesurent à peu près 30 centimètres, seuls les 14 premiers centimètres émergent du boitier. À l’intérieur, elles se prolongent pour former un ensemble mécanique avec bascule centrale ; en bout de touche côté intérieur, un heurtoir vient frapper un ressort-lamelle placé entre deux lamelles fixes, qui font office de contacts et de capteurs de vélocité. Le toucher est excellent, avec une sensation proche d’un piano acoustique, même si la mécanique est très différente, responsable de la grande expressivité de la machine. On peut même ajouter un capteur de pression polyphonique (cf. encadré). Résultat de cette belle mécanique, un poids de 32 kg, auquel peuvent s’ajouter les 22 kg du flight case maison, pour peu qu’on y place les nombreux accessoires : double pédale de sustain, pédale de modulation et pédales-interrupteurs. Le Chroma existe également en version expandeur, un module aussi haut et large que le modèle clavier (mais deux fois moins profond), qui en reprend toutes les fonctionnalités, commandes et connectique. L’expandeur se pose parfaitement sur la partie horizontale du modèle clavier (cf. photo).
La façade est plate et peu profonde. On y trouve 6 curseurs linéaires (accordage global, EQ 3 bandes, volume, data) et une membrane tactile pour le choix des fonctions. À droite des 5 premiers curseurs, c’est la section d’édition et de mode de jeu : interface cassette, transposition d’octave et organisation des deux parties sonores (le Chroma est bitimbral, nous y reviendrons), sauvegarde, auto-tune, choix de la partie sonore à éditer, copie d’une partie vers l’autre, mode d’édition, fonctions globales… Un premier écran à 2 diodes 7 segments + points rouges indique le numéro de programme, alors qu’un second à 8 diodes 7 segments + points indique le paramètre en cours d’édition.
La moitié droite du panneau comprend 50 touches tactiles organisées en sections et couleurs, chargées de sélectionner les paramètres de synthèse à éditer : on choisit un paramètre avec une touche tactile et on édite avec le curseur data. C’est le moyen qu’ont trouvé les concepteurs pour gérer les très nombreux paramètres disponibles, une centaine par programme simple ! Le seul problème, c’est que l’afficheur de données est uniquement numérique : il indique le numéro de paramètre (sérigraphié) et sa valeur numérique (non sérigraphiée) ; par exemple, la valeur n° 13 du paramètre n° 1 (Patch) correspond à un patch où les filtres sont placés en série avec Ring Mod des VCO ; la valeur n° 7 du paramètre n° 10 (Rate Mod) signifie que la vitesse du LFO est modulée par l’enveloppe n° 2 inversée ; super facile à mémoriser ! Quand on appuie sur un touche tactile, un relai électromécanique est chargé de « cogner » pour témoigner que la fonction est bien sélectionnée ; surprenant au départ, mais bien pratique (on peut toutefois le désactiver).
À gauche du clavier, deux leviers permettent d’envoyer des modulations. Ils sont entièrement assignables. Sur notre Chroma, ils ont été remplacés par un joystick, plus pratique.
… again, again
La connectique est située à l’arrière droit : prise secteur IEC de 3 broches, interface cassette DIN, interrupteur de protection mémoire, prise jack pour la double pédale de sustain maison de type piano, prise jack pour le séquençage des programmes, 2 prises jack pour pédales continues assignables (volume, modulations…), 4 prises jack TRS pour sorties audio directes ou boucle d’insertion d’effets, 2 sorties audio jack mono (basse et haute impédances), 2 sorties audio XLR mono (routage séparé pour les programmes doubles) et une interface numérique Computer (pour relier un autre Chroma, par exemple un expandeur). Un second port numérique permet de raccorder une interface MIDI optionnelle, en fonction de la carte numérique qui se trouve dans la machine (cf. encadré).
Au cœur du Chroma, on trouve une alimentation fragile qui crée bien des tracas quand elle part en live (heureusement, des solutions de remplacement existent), une carte numérique et un ensemble regroupant carte mère + cartes voix. Ces dernières, au nombre de huit, embarquent chacune 2 voix analogiques élémentaires (VCO-VCF-VCA) combinables. Le filtre est un circuit intégré CEM3350 (double VCF) et le VCA final un circuit intégré CEM3360 (double VCA) ; les autres composants sont discrets (VCO à base de transistors 3086). Les VCO et VCF portent deux résistances Tempco 1,87 K sur le dos afin de compenser leur variation de température, back to the future… Les cartes voix sont enfichées à la verticale sur la carte mère, avec des connecteurs de bien piètre qualité, qui créent des faux contacts dès qu’on déplace le Chroma (et parfois même sans le déplacer, quand la température ou l’hygrométrie de la pièce changent) : résultats, des erreurs lors de l’auto-tune, ce qui désactive automatiquement les voix fautives (on peut toutefois les réactiver pour chercher la panne !). Une machine bien délicate à l’intérieur !
Quel son !
Dans sa version de base, le Chroma renferme 50 programmes réinscriptibles et entièrement éditables. Dès les premières notes, nous sommes impressionnés. Des cuivres épais avec une saturation naturelle du filtre, des polysynths très inspirants qui claquent parfaitement pour le jeu staccato, des strings émouvants, du plus chaud au plus froid, démontrant la souplesse et la qualité sonore du filtre. On avance dans les programmes pour découvrir des nappes luxuriantes évolutives ou des empilages complexes, qui démontrent la souplesse des filtres multimodes et des possibilités de modulations. Plus loin, d’énormes synchronisations, des sons de cloches, un son de piano électrique… En effet, le Chroma est capable de combiner ses oscillateurs et filtres pour faire de la synchro, de la modulation en anneau et de la FM sur le filtre ! Tout cela dans le domaine analogique et en polyphonie, ce qu’aucun autre monstre sacré de cette époque ne sait faire !
On peut aussi jouer du Chroma en mono : il est capable de grosses basses à l’unisson et de leads expressifs. Il ne pèse toutefois pas aussi lourd qu’un synthé mono de type Moog dans les basses mais s’en tire avec une belle présence sur toute la tessiture. Le Chroma permet également de produire des effets spéciaux saisissants, avec ses modulations matricielles, son LFO très souple et son générateur de bruit. En fait, nous sommes surpris par l’étendue des territoires sonores que peut couvrir la machine, avec une qualité sonore toujours au top niveau. Peu de synthés analogiques polyphoniques nous ont paru aussi polyvalents, avec un son aussi qualitatif de part en part. À tel point qu’on se demande pourquoi le Chroma n’a pas eu le gros succès commercial qu’il méritait à l’époque : certainement à cause de son ergonomie membrane/encodeur/valeurs numériques ésotériques à l’époque où les concurrents étaient sur une logique de commandes directes, peut-être aussi à cause de sa fiabilité désastreuse qui le cantonne à une place fixe au fond du studio… Pour l’ergonomie, des alternatives de qualité existent aujourd’hui (cf. encadré) ; pour la fiabilité, euh… non, rien de miraculeux !
- 01 Poly1 00:15
- 02 Poly2 00:22
- 03 Poly3 00:21
- 04 Strings1 00:22
- 05 Strings2 00:32
- 06 Bass&Strings 00:33
- 07 Brass1 00:48
- 08 Brass2 00:30
- 09 Brass3 00:30
- 10 Stabs1 00:25
- 11 Stabs2 00:23
- 12 Sync 00:39
- 13 Ring 00:20
- 14 Pad1 00:33
- 15 Pad2 00:17
- 16 Pad3 00:30
- 17 Ogan1 00:36
- 18 Ogan2 00:24
- 19 Tined Piano 00:25
- 20 Fluted 00:33
Quasi modulaire
Le Chroma est un synthé polyphonique bitimbral. Les programmes peuvent être joués en mode simple, split (position programmable) ou empilés (« unisson » en jargon Chroma). La polyphonie totale dépend du nombre d’ensembles VCO-VCF-VCA utilisés dans chaque programme : 1 ensemble simple (B) permet 16 voix, 2 ensembles (A et B) permettent 8 voix. À l’usage, on est la plupart du temps en 8 voix (2 oscillateurs/2 filtres), mais on apprécie de pouvoir monter à 16 voix si on se contente d’un seul oscillateur/filtre par voix. Mais plutôt que limiter le choix à 1 ou 2 ensembles VCO-VCF-VCA, ils sont organisés en 16 patches quasi-modulaires, qui régissent les connections de leurs modules (simple, indépendant, parallèle, série, mixage) et leurs interactions (synchro, modulation en anneau, FM) : on pourra se reporter à la photo qui schématise l’architecture des 16 patches. Une fois le patch choisi, on définit le type de réponse de la double pédale de sustain, le mode de jeu des voix (polyphonique, mono avec différentes priorités de note, arpèges), le désaccordage fin (par 32e de demi-ton) puis la sortie audio/boucle d’insertion séparée (0 à 3).
Les 45 paramètres suivants sont indépendants pour chaque ensemble VCO-VCF-VCA (A ou B), que l’on peut éditer séparément ou en même temps. On commence par le VCO, dont on peut régler les éléments du pitch : hauteur (sur 64 demi-tons), trois sources de modulation (parmi 16 paramètres, dont les enveloppes, le LFO, le glide, la vélocité, la pression, les leviers, les pédales) et les trois quantités de modulation associées (bipolaires) ; viennent ensuite les paramètres liés à la forme d’onde : choix de celle-ci (dent de scie double à phase variable, impulsion à largeur variable, bruit blanc, bruit rose), largeur (déphasage des dents de scie ou largeur de l’impulsion), source de modulation de la largeur (parmi 16 paramètres, identiques aux sources de modulation du pitch) et quantité de modulation (bipolaire aussi).
On ne peut pas régler le volume avec lequel le VCO entre dans son VCF associé ; on peut juste le couper, ce qui est utile quand on utilise des patches avec intermodulations de VCO. Par contre, lorsqu’on choisit un patch qui envoie la sortie d’un VCA (B) dans l’entrée d’un VCF (A), on peut en régler le niveau d’entrée. Le VCF est de type multimode résonant 2 pôles. On commence par choisir le mode (passe-haut ou passe-bas), la quantité de résonance (8 valeurs, de 0 dB à l’auto-oscillation, ce qui est un peu léger comme résolution) et la fréquence de coupure (64 valeurs, descendant jusqu’à 16 Hz). Cette dernière peut être modulée par 3 paramètres (16 sources identiques à la liste déjà citée) suivant 3 quantités de modulation (bipolaires). Dommage qu’il n’y ait rien de prévu sur la résonance… En fonction du type de patch défini au départ, on peut se fabriquer une pléthore de modes de filtrage : passe-bas ou passe-haut 2/4 pôles, passe-bande, réjection de bande…
On termine par la section VCA, qui comprend 3 bus de modulation, dont les deux premiers avec réglage des quantités de modulation. Ils sont limités aux enveloppes, alors que le troisième bus offre plus de sources (pression, numéro de note, LFO, pédales), mais pas de quantité de modulation. On a vraiment l’impression que les concepteurs sont allés au bout de ce que le CPU 80186 permettait de sortir…
Modulations numériques
Sur le Chroma, les modulations sont numériques. Cela permet de les rendre matricielles et polyphoniques, avec plusieurs années d’avance sur l’Xpander et le Matrix-12 d’Oberheim. Nous avons déjà vu une bonne partie de destinations possibles (pitch du VCO, déphasage/largeur d’impulsion des ondes du VCO, fréquence de coupure du VCF, niveau de VCA…). Nous allons en voir d’autres, et de toutes les couleurs, puisque certaines sources possèdent des paramètres eux-mêmes modulables.
On commence par le Glide, qui peut prendre la forme d’un portamento lisse (durée réglable de 10 ms à 10 secondes), ou d’un glissando discret (de 25 à 1 demi-ton par seconde). On passe ensuite au LFO (ici baptisé Sweep) ; chaque voix a le sien, il y en a donc 16 ! On commence par régler le mode d’oscillation du cycle : libre (avec léger déphasage de vitesse entre les 16 voix, généré par le processeur), redéclenché (chaque voix conserve sa propre oscillation), libre solo (une seule oscillation pour toutes les voix) ou redéclenché solo. La fréquence varie de 0,12 à 12 Hz, donc on ne monte pas très haut. Elle peut être modulée par une source (à choisir parmi la liste de 16, dont la pression, le numéro de note, la vélocité, l’enveloppe n° 2, les leviers, les pédales). Le LFO offre 16 formes d’onde : sinus (à différentes phases ou offsets), triangles, carré Lag positif, carré, motifs à pas, S&H. L’amplitude de modulation du LFO peut elle aussi être modulée par une source à choisir parmi 16, dont la pression, le numéro de note, la dynamique, les enveloppes, les leviers, les pédales et 4 enveloppes-délais. Très souple !
Terminons par les enveloppes. Il y en a 2 par voix, donc 32 au total. Numériques comme le reste des modulations, elles sont de conception un peu particulière. On peut régler la réponse de l’amplitude maximale à la vélocité, l’attaque (instantanée à 10 secondes), la source de modulation de l’attaque (pression, numéro de note, vélocité, pédales), le decay (instantané à 10 secondes, puis sustain infini), la source de modulation du decay (idem attaque) et le release (jusqu’à 10 secondes, puis avec vélocité de relâchement selon un seuil). La seconde enveloppe dispose d’un paramètre supplémentaire de délai, allant jusqu’à 2,4 secondes. On est loin des ADSR classiques non modulables de l’époque. Bien qu’elles soient numériques, sans être claquantes, ces enveloppes ne sont pas trop molles… Là encore, on a l’impression que les concepteurs ont utilisé toutes les ressources du processeur disponibles pour sortir des modulations souples, sortant des sentiers battus.
Quelques arpèges
L’arpégiateur se règle dans le paramètre ALG (Algorithme), qui définit en fait les différents modes de priorité et rotation des voix du programme (mono, poly, arpégées), comme nous l’avons déjà vu.
Il y a 5 motifs d’arpèges : haut, bas, haut/bas, bas/haut, séquence et aléatoire. La pédale-interrupteur n° 1 permet de maintenir l’arpège en cours (type Latch) ; la vélocité est prise en compte tant que la pédale de sustain est enfoncée. Le motif de type séquence permet d’ajouter jusqu’à 195 notes en maintenant la pédale de sustain et l’interrupteur n° 1, sympa. La vitesse de lecture est celle du LFO A. On ne peut pas transposer automatiquement les arpèges sur plusieurs octaves, dommage…
Conclusion
Commencé en 1979 et finalisé en 1982, le Chroma était un synthé résolument en avance sur son temps, avec des mémoires modifiables, des patches pour organiser les modules de synthèse, des modulations matricielles, la bitimbralité… d’autant que lorsqu’il est équipé d’une interface CC+, il n’a pas grand-chose à envier aux machines actuelles, de l’automation de tous ses paramètres à l’édition sur tablette tactile… Bref, il n’a cessé et ne cesse encore d’évoluer, au point que la communauté d’utilisateurs continue à œuvrer pour sa pérennité. Il lui reste toutefois des points noirs qui l’empêchent d’être parfait : le manque de résolution sur la résonance du filtre, la piètre qualité des connecteurs internes des cartes de voix et l’encombrement maximum. Mais dès qu’on pose ses doigts sur l’excellent clavier dynamique en bois, on s’évade, avec cette personnalité et cette variété sonore exceptionnelle sur un synthé polyphonique analogique. Un instrument vraiment à part…
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