Sorti en 1978, le Prophet-5 est le premier synthé analogique polyphonique entièrement programmable. Le Prophet-5 Rev3 représente une évolution majeure des deux premières moutures, intégrant des circuits CEM stables. Le caractère sonore a-t-il été conservé ?
Au milieu des années 70, Oberheim décide de regrouper plusieurs SEM dans le Four Voice System, un monstre d’acier polyphonique quatre voix en partie programmable, grâce à un module numérique embarqué à gauche du clavier. Une première ! Quelques années plus tard, plus précisément en 1978, un jeune ingénieur de 28 ans, Dave Smith, fondateur de Sequential Circuits inc., met au point le premier synthé analogique polyphonique entièrement programmable : le Prophet-5. Prévu au départ pour embarquer 2 cartes de 5 voix, le synthé est impossible à stabiliser tant il chauffe dans son boitier mono-clavier. Ce n’est que des années plus tard qu’apparaitra un nouveau Prophet-10 dans un immense boitier à double clavier. Mais revenons en 1978… Les équipes de Sequential décident finalement de n’embarquer qu’une carte analogique 5 voix dans leur Prophet, en plus de la carte numérique pour la mémorisation des programmes. Dave Smith est intimement convaincu de l’intérêt d’intégrer des circuits numériques pour commander des circuits analogiques déclinés en multiples occurrences.
Le Prophet-5 Rev1 n’en est pas pour autant fiable et avant d’atteindre les 200 exemplaires, une évolution est présentée : le Prophet-5 Rev2. Produite à un peu plus de 1.000 exemplaires, elle améliore l’organisation des cartes, puis ajoute une interface cassette en cours de route, tout en conservant les mêmes CI SSM pour les VCO, VCF et enveloppes. Mais un manque de constance dans la qualité des SSM vont conduire les équipes Sequential à refondre complètement la carte analogique, rationalisant les pistes, les ajustables et les composants : le Prophet-5 Rev3 fait son entrée, avec des VCO, VCF et enveloppes CEM, dont la fabrication et l’approvisionnement sont mieux maitrisés. Presque 6.000 exemplaires seront produits, avec des améliorations au fil de l’eau (Rev3.0, 3.1, 3.2, 3.3) : nouvelles EPROM, ajout d’une interface numérique, passage de 40 à 120 programmes, puis Midi. Le Prophet-5 est l’un des synthés les plus utilisés et les plus modélisés, on le trouve sur la plupart des tubes des 80’s. Lorsque Dave Smith remonte la société DSI en 2003, les musiciens lui réclament le retour du Prophet-5. Si le Prophet-6 est une première réponse, il faudra attendre 2020 pour que le jeune septuagénaire cède enfin. À peine présenté, celui qu’on appelle « le Rev4 » est déjà décliné sous quatre formats : Prophet-5 clavier, Prophet-5 module, Prophet-10 clavier, Prophet-10 module. Mais ça, c’est une autre histoire, puisque nous testons ici un Prophet-5 Rev3.3, la version la plus fiable et la plus produite pendant l’ère vintage.
Magnifique objet
Le Prophet-5 est un synthé à clavier 5 octaves polyphonique 5 voix. La qualité de construction est exemplaire : boitier en noyer massif fait main, façade en métal noir sérigraphié, gros potentiomètres en plastique épais serti de métal vissés au panneau, interrupteurs à bascule haut de gamme de marque Schadow… le top ! Il mesure 95 × 42 × 13 cm et pèse dans les 20 kg. Le synthé est magnifique, ce qui ne gâche rien. Les nombreuses commandes sont réparties par section et occupent toute la place disponible sur le panneau, avec une philosophie un bouton/une fonction. Seules quelques fonctions cachées permettent de programmer des tempéraments clavier, désactiver des voix en cas de panne ou gérer le Midi (tout derniers modèles). À gauche du clavier, deux molettes fines sans ressort permettent respectivement de contrôler le pitch et doser l’action du LFO. Sur un Prophet-5, celui qui ne pousse pas la molette de modulation passe à côté de certains sons, dont ceux utilisant la PWM (il arrive souvent sur des vidéos de démos de Prophet-5 d’entendre des sons à ondes rectangulaires fixes alors qu’on attend de magnifiques cordes PWM, à mourir de rire !). Le clavier statique, de marque Pratt-Read, est très agréable au toucher tant que les bushings ne sont pas rincés (cf. les photos de la restauration de ce type de clavier dans le test de l’OB-Xa). L’ergonomie est impeccable pour l’époque, avec la mémorisation de tous les paramètres. Il n’y a toutefois pas de fonction Compare/Init et les commandes fonctionnent uniquement en mode saut. Depuis la Rev3, on trouve une touche La 440 (générateur numérique) pour faciliter l’accordage du synthé, sympa.
La connectique est placée sur le panneau arrière : sortie audio mono, entrée CV/Gate (commande de la voix n° 5 à 1V/octave), sortie CV/Trigger, entrée CV vers le VCF, entrée CV vers le VCA, pédale de relâchement (ancêtre de la pédale de maintien), interface K7 et interrupteur de protection mémoire. Une broche IEC permet de connecter le cordon secteur, l’alimentation est interne. À partir du modèle Rev3.1, une interface numérique maison est ajoutée. Les derniers modèles Rev3.3 intègrent également une interface Midi (entrée/sortie). Il est possible de l’installer sur les Rev3.2 et 3.3 (carte se plaçant sous les molettes). Sous le capot, on découvre une électronique traversante entièrement revue, avec une carte analogique rationalisée : des pistes qui tirent tout droit, une logique dans le placement des composants… c’est moins artistique qu’un Rev2 mais ça marche beaucoup mieux ! Les VCO CEM3340 intègrent cette fois une résistance de compensation en température, le nombre d’ajustables a été réduit, un grand dissipateur de chaleur externe a été ajouté, on comprend mieux pourquoi ce modèle est devenu stable.
Son emblématique
À l’allumage, il n’est pas toujours nécessaire de lancer un accordage automatique (qui prend une bonne dizaine de secondes), car la stabilité est nettement améliorée par rapport aux précédentes révisions du synthé. C’est le résultat du travail de refonte totale de la carte analogique, avec des composants CEM plus fiables, notamment les VCO intégrant une résistance de compensation en température. Suivant le modèle, la mémoire comprend 40 à 120 mémoires réinscriptibles (1 à 3 ensembles de 40), le premier étant préchargé d’usine. De grosses pointures du design sonore ont participé à la création de cette banque, parmi lesquels John Bowen. Beaucoup de ces sons ont rempli les sillons des productions des 80’s, on ne cite plus les artistes qui en ont usé et abusé. Les réglages sont d’ailleurs publiés en fin de manuel — extrêmement bien écrit — sous forme de schéma. C’est le seul moyen de retrouver les valeurs, car le Prophet-5 n’est équipé que d’un écran à 2 caractères (2 diodes 7 segments + 2 points). De plus, aucun moyen de retrouver la valeur stockée, c’est vintage !
Le Prophet-5 est un synthé de caractère, à la fois brut de décoffrage, puissant et punchy. La première fois qu’on en entend un, ce côté très sec peut surprendre, rien à voir avec le grain crémeux d’un Oberheim de l’époque. Sur les productions qu’on a tous en référence, le son est mouliné à travers des effets externes, chorus, délai, réverbe. Il s’y prête volontiers d’ailleurs, ça lui va même très bien. On apprécie les cuivres filtrés mythiques, les strings à base de PWM (nous le répétons, ne pas oublier de pousser la molette de modulation dès qu’on entend des ondes carrées un peu plates), les pêches de cuivres avec vibrato (molette là aussi !), les énormes synchro de VCO, les polysynths, les orgues percussifs… le Prophet-5 est à l’aise dans tous ces registres. Avec ses enveloppes hyper rapides, il est capable de produire des basses qui tabassent et des leads qui tranchent dans le mix. Avec la section Poly-Mod, on peut créer des sonorités évolutives, des modulations dans le domaine audio, des effets spéciaux, des percussions métalliques de type cloche, ce qui rend le synthé plus polyvalent qu’il n’y parait de prime abord. On apprécie l’action sans pitié du filtre CEM3320, hyper sélectif, tranchant et capable d’auto-osciller à outrance. Il n’a pas la profondeur du SSM2040 qui équipait les Rev1/2 et le son en ressort moins gros. Mais quel son quand même, surtout quand le niveau des VCO le met en saturation.
Quiz comparatif
Ayant sous la main les Rev2, Rev3 et Rev4, il était difficile de résister à monter un petit quiz : six programmes emblématiques issus des banques originelles de Prophet-5 ont été enregistrés : Brass (11), Low Strings (12), Mute Clav (13), Sync I (17), Octave Sawteeth (35) et Sweeping Harmonics (44). Les réglages entre Rev3 et Rev4 n’ont même pas été retouchés, tellement ils étaient semblables. Il a fallu en revanche pas mal triturer le Rev2, plus fantasque, pour le faire rentrer dans le rang. Les trois pistes étaient toujours ouvertes, sinon on aurait tout de suite pu distinguer les Rev2 et Rev3, pas exempts de bruit de fond, du Rev4, vraiment silencieux. Le but est donc de deviner, pour chaque extrait, l’ordre dans lequel les différentes révisions sont jouées. Pour les plus téméraires, les réponses sont à poster dans les commentaires sur le test. Allez, courage…
- Quiz 1100:33
- Quiz 1201:18
- Quiz 1300:37
- Quiz 1701:07
- Quiz 3500:28
- Quiz 4401:04
CEM Inside
Le Prophet-5 est un synthé analogique polyphonique 5 voix, dont le son est basé sur des circuits intégrés analogiques (VCO, VCF, VCA, LFO, enveloppes). Les VCO et le LFO sont des CEM3340, les VCF des CEM3320 et les enveloppes des CEM3310. Les tensions sont générées par des multiplexeurs analogiques placés sous les ordres d’un vénérable processeur à bout de souffle, avec une résolution très insuffisante, largement perceptible sur les réglages de VCF, où les pas sont très audibles. Heureusement, toutes les modulations sont analogiques et parfaitement lisses. Le son est généré par 2 VCO évoluant sur 4 octaves (réglage par demi-ton), capables de cumuler plusieurs ondes : dent de scie et impulsion variable pour le VCO A ; dent de scie, triangle et impulsion variable pour le VCO B. On trouve un réglage de largeur d’impulsion indépendamment sur chaque VCO, de 1 à 99 % environ. On peut désaccorder finement les deux VCO. On peut aussi mettre le VCO B en mode basse fréquence (de 0,4 à 30 Hz, utile pour la section Poly-Mod, nous y reviendrons) et le déconnecter du suivi de clavier. Le VCO B peut synchroniser le cycle du VCO A, produisant des variations importantes de contenu harmonique lorsque les fréquences varient. Les deux VCO et le générateur de bruit blanc sont dosés dans un mixeur avant d’attaquer le VCF. Quand on pousse les niveaux, on sature le VCF de manière très musicale.
Le VCF est un filtre résonant passe-bas 4 pôles uniquement. On peut en régler la fréquence de coupure (avec des escaliers très audibles, nous l’avons dit), la résonance, la modulation par l’enveloppe dédiée (positive uniquement) et le suivi de clavier (0 ou 100 %). Lorsqu’on monte la résonance, les fréquences ont tendance à s’écraser un peu. Au-delà de 7 sur 10, le filtre entre en auto-oscillation, qui peut atteindre des niveaux très élevés si on pousse le réglage. Le signal termine sa course dans le VCA, possédant sa propre enveloppe, avant de rejoindre directement la sortie. Il n’y a ni effet, ni arpégiateur, ni séquenceur dans un Prophet-5. Les 5 voix peuvent être jouées à l’unisson, avec priorité à la note basse. Il n’y a pas de possibilité de désaccordage. C’est bien dommage, sauf à avoir un kit Midi Sequential et une Eprom Tauntek (voir encadré en fin de test). C’est uniquement en mode Unisson que le Glide (portamento) est actif. Les synthés Oberheim concurrents avaient un portamento polyphonique, eux !
Modulations polyphoniques
Les modulations du Prophet-5 sont de trois natures : les enveloppes de modulation directe, la molette de modulation et la Poly-Mod. Les enveloppes sont de type ADSR. L’une est assignée au VCF, l’autre au VCA. Extrêmement polyvalentes, leurs temps varient de 1 ms à 30 secondes, ce qui permet une large variété de contours. Utilisant des composants CEM3310, les segments de temps ont une forme exponentielle, ce qui les rend extrêmement claquants dans les valeurs minimales, plus qu’un Prophet-5 Rev2. Un interrupteur permet de mettre les Release au minimum, ce qui évite les plops désagréables au moment du relâchement de touche lorsque le Release est à zéro.
La molette de modulation permet de doser l’action de 2 sources globales (LFO et bruit rose) vers 5 destinations cumulables (fréquence du VCO A, PWM A, fréquence du VCO B, PWM B et VCF). Les deux sources sont mélangées par un potentiomètre de balance, permettant de combiner leur action (50/50 au centre). Le LFO, toujours en cycle libre, offre trois ondes cumulables (dent de scie, triangle, carrée — donc pas de S&H) et travaille entre 0,04 et 20 Hz, soit juste en dessous de l’audio. La quantité de modulation dépend de la position de la molette : en bas, aucune modulation ; en haut, modulation maximale.
Enfin, la section Poly-Mod permet de réaliser des modulations polyphoniques, par opposition à la molette, globale pour toutes les voix. On trouve 2 sources (enveloppe du VCF et VCO B en audio) et 3 destinations cumulables (fréquence du VCO A, PWM A, VCF). Chaque source dispose d’un dosage pour la quantité de modulation. Cette section est vraiment très intéressante, car elle induit des fluctuations entre les voix, liées aux imperfections de calibration, tout en permettant des modulations audio (FM exponentielle, FM sur le filtre, PWM audio). Là, le Prophet-5 sort des sentiers battus et se différencie des concurrents Oberheim, moins dotés dans ce domaine. Tous les réglages (hormis le volume final) sont sauvegardés, nous l’avons dit. L’ensemble de la mémoire de programmes peut être archivée et réinjectée ultérieurement en audio via l’interface K7.
Kits d’extension
Le Prophet-5 Rev3 peut recevoir différents kits Midi, suivant sa version. Pour toutes les versions, il y a le kit Kenton, robuste mais assez basique. On le réservera aux Rev3.0 et 3.1. Pour les Rev3.2 et 3.3, on préférera opter pour un kit Sequential originel ou pour son clone, disponible chez Sequential, Analog Synth Service et Rosen Sound. Plus abouti que le kit Kenton, il permet notamment de transmettre les programmes par Sysex. Une fois ce kit installé, on pourra encore remplacer les EPROM par celles développées par Tauntek, apportant de nouvelles améliorations : mémorisation du canal Midi, dump du programme en cours avec correction du F7 manquant (bug du logiciel Midi primitif Sequential sorti en 1983), dump en bloc des 120 programmes, unisson avec Detune et modes de tests supplémentaires. Bref, de quoi bien faire progresser son Prophet-5.
- 01 Tad Bozieux00:20
- 02 Funk Clav00:20
- 03 Low Strings00:36
- 04 Funk Sync00:08
- 05 Octave Blues00:33
- 06 Last Choir00:31
- 07 Heaven Bells00:43
- 08 Sand Flute00:24
- 09 Paris Latino00:20
- 10 Uni Bass00:31
- 11 Stella Organ00:22
- 12 Blip Bass00:32
- 13 Soft PWM00:35
- 14 Phatt Chords00:16
- 15 Nimporte Kwai00:15
Conclusion
Nous voici arrivés à l’épilogue de ce voyage temporel de plus de 40 ans. La sortie inespérée des Prophet-5/10 Rev4 nous a permis de tester les Prophet-5 Rev2 et Rev3 en parallèle, ayant pu réunir cette prestigieuse famille dans un même lieu. Il manquait certes le Rev1, mais il était dignement représenté par le Rev2 dont il partage le son et les composants. Fruit de la vision et du talent d’un pionnier surdoué de 28 ans, le Prophet-5 est un synthé qui a marqué l’histoire, au même titre que le Minimoog ou l’OB-Xa. C’est le premier synthé analogique polyphonique capable de mémoriser tous les paramètres de programme dans un boitier compact. Le son à la fois sec, organique et racé se distingue dans le mix. Pas étonnant qu’autant de studios et de scènes des 80’s l’aient immédiatement adopté.
Sa production, s’étalant de 1978 à 1984, n’a pas pour autant été un long fleuve tranquille. Le Prophet-5 aura connu différentes révisions, avec des changements de CI analogiques, une rationalisation des cartes et une modernisation permanente de la partie numérique, jusqu’au Midi. Tous les modèles possèdent les mêmes fonctions de synthèse à quelques détails près. Les différences commencent dans la gestion et le nombre de programmes. Mais c’est surtout dans le caractère sonore qu’elles se creusent. Le Rev2 est le modèle le plus convoité, plus fiable que le Rev1 mais pas pour autant totalement fiabilisé, conservant son grain chaleureux tant prisé. Le Rev3 est plus rationalisé, stable et fiable, au détriment d’un caractère un peu plus brut et raide. Le choix entre les deux dépend du budget, de la proximité d’un bon technicien et de rares opportunités. Mais quel que soit le modèle, les archéologues de la synthèse auront une légende entre les mains. À eux d’en faire le meilleur usage !