Génie pour certains, imposteur pour d'autres, le producteur collabore avec les géants de la musique internationale depuis les années 80. Qui est Rick Rubin ? Quelle est son approche de la production ? On vous en dit plus.
Sa carrière (dans les grandes lignes)
Difficile de résumer une si grande carrière en quelques axes, mais on peut essayer. Rick Rubin, né Frederick Jay Rubin le 10 mars 1963 à Long Beach (New York), est l’un des producteurs les plus emblématiques des années 80–90, et au-delà. À juste titre, il est considéré comme l’un des maîtres à jouer du hip-hop aux États-Unis, dès le milieu des années 80. En 1984, il fonde le label Def Jam Recordings avec Russell Simmons, lance la carrière d’artistes émergents comme LL Cool J, Beastie Boys et Run-DMC, et révolutionne progressivement la scène hip-hop avec un style de production minimaliste et percutant.
Si Rubin accompagne cette nouvelle vague hip-hop émergente, son influence s’étend bien au-delà jusqu’au rock et au métal. Il produit l’emblématique Reign in Blood de Slayer et contribue à relancer la carrière de Johnny Cash avec la célèbre série American Recordings. En 1988, Rubin quitte Def Jam pour fonder American Recordings, et renforce ainsi sa réputation de producteur polyvalent capable de travailler dans tous les genres. Sa collaboration étroite avec les Red Hot Chili Peppers sur des albums comme Blood Sugar Sex Magik, ou ses travaux avec Tom Petty, Nine Inch Nails ou Kanye West continuent d’alimenter sa réputation, celle d’un producteur capable de s’adapter, d’innover en mettant l’accent sur la direction et la vision artistique, sur la résonance émotionnelle des morceaux plutôt que sur la perfection technique.
De retour chez Columbia Records en tant que co-président en 2007, Rubin a continué à façonner le cours de la musique moderne, en travaillant avec un éventail d’artistes très diversifié, d’Ed Sheeran à Metallica, d’Eminem à Black Sabbath. En 2011, il joue un rôle important dans la production de l’album record d’Adele, 21, et remporte le Grammy Award de l’album de l’année. Rubin a également travaillé sur des projets acclamés par la critique comme « Yeezus » de Kanye West et « Channel Orange » de Frank Ocean. Aujourd’hui lauréat de plusieurs Grammy Awards, l’influence de Rick Rubin perdure grâce à sa capacité à évoluer avec l’industrie sans perdre de vue une philosophie artistique qui l’a fait connaître. Cette longue carrière, cette capacité à rester pertinent avec les années, le producteur le doit à son ambition de favoriser la créativité et l’intégrité artistique dans un paysage musical en constante évolution, et parfois pressurisant.
La production selon Rick Rubin : cinq points à retenir
Pas facile de cartographier une carrière si longue, encore plus de retracer le processus créatif d’un producteur qui fonctionne essentiellement à l’instinct. Heureusement pour nous, Rick Rubin s’exprime souvent sur son approche de la production, lors d’interviews ou dans ses propres ouvrages. Alors, à l’instinct, on peut dégager six composantes essentielles de sa philosophie de la production.
1. Le véritable instrument, c’est l’artiste lui-même
Dans son livre paru en 2023, The Creative Act : a Way of Being, Rick Rubin reproche aux artistes d’attacher trop d’importance aux outils, et pas assez à ce qu’ils en font. C’est un débat bien connu : souvent, les producteurs de musique sont pris dans des débats sur le meilleur logiciel de MAO, ou les meilleurs VST qu’il faut acquérir. Pour le producteur, ces querelles de couloir importent peu. Selon lui, le travail d’un artiste est le point culminant de ses expériences de vie. En écoutant un morceau terminé, un auditeur entend le produit fini, et non les outils spécifiques qui ont permis de créer le morceau.
2. Un instrument s’inscrit dans un contexte
Lorsqu’un artiste produit un morceau, ce dernier doit réfléchir à la manière dont différents instruments s’expriment en fonction du genre musical. Par exemple, un son de caisse claire ou de clap d’une Roland 808 ne s’expriment pas de la même manière dans une prod de Trap d’Atlanta, ou dans une instrumentale de house. Pour Rick Rubin, la créativité repose dans la porosité entre les genres, et dans l’audace d’expérimenter avec des sons de différents styles. En somme, l’idée qu’en cherchant bien, tout n’a pas déjà été fait.
3. Il faut composer en « allant à l’essentiel »
On touche au cœur de la marque de fabrique de Rick Rubin en termes de production. Pour le producteur, un artiste a tout intérêt à épurer sa composition au maximum pour ne garder que les éléments essentiels : c’est ce qu’on appelle le son « Stripped Down ». En s’affranchissant des effets sur la voix, des sections de cordes, des cœurs, Rubin cherche à emmener les morceaux là où ils n’étaient pas, à révéler ce qu’il y a d’évident dans ce qui fait leur force. Ainsi, il estime essentiel qu’un artiste soit ouvert à la suppression d’éléments et à la reconstruction d’une chanson même en profondeur, pour découvrir de nouvelles idées.
4. La créativité exige un environnement propice
Autant le dire tout de suite, Rick Rubin n’est pas fan des smartphones en session studio. Selon lui, la créativité est une force éthérée qu’il faut exploiter en créant un environnement exempt de distractions. En restant concentré, l’artiste est plus susceptible de produire quelque chose d’exceptionnel. De plus, le producteur ne manque pas d’insister sur l’importance de la santé mentale et physique pour durer dans l’industrie, et conserver un rapport sain avec le travail de création.
5. Trouver son identité artistique fluidifie le travail d’un artiste
Avant d’essayer de composer, il faut déjà tenter de mieux comprendre avec quelle casquette on aborde la création. Pour Rick Rubin, celui qui écrit des chansons ou celui qui compose des prods de rap n’ont pas la même routine de travail. Dans un groupe de musique, tout le monde n’a pas la même casquette. Ainsi, essayer de mieux comprendre sa place, c’est faciliter le fait d’établir une routine créative cohérente, et rendre plus naturel le fait de s’asseoir et de créer de la musique régulièrement.
Rick Rubin et la « Loudness War »
Chaque producteur a son lot de détracteurs, et en ce sens, Rick Rubin n’est pas en reste. Pour cause, son rôle présumé dans la « Loudness War », une tendance privilégiant les enregistrements plus forts en volume, au détriment de morceaux porteurs d’une plage dynamique plus nuancée. Par exemple, son travail de production sur Death Magnetic de Metallica (2008) a reçu son lot de critiques pour son volume trop élevé et sa distorsion excessive, mis en évidence par des comparaisons avec la version plus claire et moins compressée du jeu vidéo « Guitar Hero ». Une vague importante de fans s’est mise à écouter la version issue du jeu vidéo plutôt que la version du disque.
Fichier pro-tools du morceau de Metallica produit par masterisé par Rick Rubin
Techniquement, l’implication de Rubin dans la Loudness War inclut un usage intensif de la compression et des limiteurs, comme le montrent les formes d’onde de Death Magnetic. La plupart des fans de Metallica reprochent à cette version du morceau d’être porteuse d’un son plat, dénué de variations dynamiques. Cet élan de reproches des fans vis-à-vis de ce projet et d’autres adoptant la même intention a fortement influencé les normes de l’industrie par la suite. Les services de streaming comme Spotify et Apple Music utilisent désormais la normalisation du volume pour décourager le mastering trop fort, favorisant ainsi une meilleure qualité sonore. (Une évolution compréhensible sur le papier, même si la compression des fichiers son sur les plateformes amène d’autres problèmes…)
Rick Rubin en cinq titres emblématiques
1. Run-DMC – Walk This Way (1985)
C’est le premier coup commercial de Rick Rubin. Alors étudiant, il gagne en notoriété aux côtés de Russell Simmons, frère d’un des membres du groupe de rap le plus populaire de l’époque, Run-DMC. Il travaille alors sur leur album de 1985, King of Rock, et s’impose en produisant le premier album de L.L. Cool J., « Radio ». Un bon départ, mais c’est surtout sur Raising Hell de Run-DMC que Rick Rubin va changer le cours du jeu avec Walk This Way.
À l’origine une chanson d’Aerosmith, le titre a été conçu comme un pont entre les genres par Rick Rubin, fusionnant la proposition rap de Run-DMC avec les codes d’un rock tranchant. Il convainc Steven Tyler et Joe Perry d’Aerosmith de collaborer, malgré la réticence initiale de Run-DMC. Contrairement aux productions de hip-hop de l’époque, qui reposaient essentiellement sur du sampling et des boîtes à rythmes, Rubin a fait appel à Aerosmith pour jouer en live au studio. Il souhaitait que cette première passerelle entre les deux mondes soit la plus authentique possible.
Rubin décide de conserver la structure de la chanson originale plutôt que d’en sampler des parties. Cette décision a été cruciale pour combler le fossé entre le rock et le hip-hop, car elle a permis à la chanson de plaire aux fans des deux genres. Les couplets, les refrains et les solos de guitare sont restés intacts, Run-D.M.C. rappant sur les parties instrumentales. Tout en conservant la structure de la chanson originale, Rubin y a intégré des éléments hip-hop, tels que des sons de scratching, exécutés par Jam Master Jay (DJ du groupe de rap). Enfin, le mastering final de « Walk This Way » aurait eu pour objectif de maximiser les chances du titre de plaire à la radio et dans les clubs, d’où le très haut volume du morceau pour alpaguer les tympans du public.
Avant d’accepter cette collaboration, les rappeurs étaient sceptiques, ne connaissant que la première boucle du riff du morceau qui tournait dans les open-mics. Mais ils ont eu raison d’y croire ! Malgré des vagues de haines racistes contre le morceau dès sa sortie, et des centaines de menaces proférées contre les radios qui diffusent le son, le succès de Walk this Way est instantané : le morceau vend plus d’exemplaires que l’original, atteint la quatrième place des charts pop et aide Raising Hell à devenir le premier album de rap multiplatine.
2. Red Hot Chili Peppers – Californication (1999)
Au début de sa carrière, Rick Rubin ne collabore pas dans la durée avec ses artistes. Un album avec les Beastie boys et puis s’en va, même chose avec LL Cool J. De plus, il ne reste à Def Jams que pour quatre ans seulement avant de s’écarter de Russel Simmons pour des différends. Mais avec les Red Hot Chili Peppers, c’est une autre histoire. Après avoir produit leur album phare, Blood Sugar Sex Magic, celui qui les a transformés en stars grand public en 1991, Rubin a vu le groupe traverser de nombreux bouleversements personnels et professionnels : la lutte du chanteur Anthony Kiedis contre la dépendance, la chute encore plus périlleuse du guitariste John Frusciante passé à deux doigts de la mort, des séparations, des retrouvailles.
Lorsque Rick Rubin relance la machine pour Californication, les liens entre le producteur et le groupe sont très forts. L’album a été conçu aux Cello Studios de Los Angeles en un peu plus de trois semaines. Contrairement aux sessions chaotiques précédentes, le groupe était professionnel et opportun. Le processus d’enregistrement a été efficace, n’ayant pris que cinq jours, les quatre membres enregistrant leurs instruments simultanément dans la même pièce. L’approche de Rubin avec le groupe a été de dépouiller la production, en se concentrant sur les éléments essentiels du groupe : le chant, la guitare, la basse et la batterie. Il a évité de sombrer dans l’écueil de la surproduction pour laisser transparaître l’alchimie naturelle du groupe. Le résultat ? Un emblème californien, reflet d’une collaboration aussi humaine qu’artistique.
3. System of a Down – Chop Suey (2001)
Encore un numéro un des ventes au compteur pour Rick Rubin ? Celui-ci à l’époque, on ne l’avait pas vu venir. Alors que le producteur était relativement passé à côté de l’ère du grunge, il remporte une guerre d’enchères entre les labels et signe System of a Down sur son label A&R. Sur Toxicity, le deuxième album du groupe, le producteur combine l’énergie enragée d’un groupe montant à une production rock brutale et sans compromis.
Le mot d’ordre de ce morceau, c’est le contraste dynamique. La production de Rubin met l’accent sur ces écarts de volumes entre les sections calmes et mélodiques de la chanson, et ses parties beaucoup plus explosives et lourdes. De plus, Rubin donne une certaine clarté à la performance vocale brute et émouvante de Serj Tankian, en la gardant bien en vue dans le mixage pour transmettre l’intensité des paroles. Enfin, les guitares de « Chop Suey ! » ont un son épais et distordu que Rubin a créé en combinant le choix des amplis, le placement des micros et, en insistant sur des techniques de reamping après l’enregistrement pour obtenir la lourdeur souhaitée.
Le morceau, porté par ses paroles sinistres et ses différentes phases mélodiques, provoque un raz-de-marée au Billboard, au même moment où les États-Unis sont secoués par les évènements du 11 septembre.
4. Jay Z — 99 Problems (2003)
Pour Rick Rubin, produire un album de hip-hop, c’est un peu comme faire du vélo. On a beau ne pas en faire pendant des années, on n’oublie pas. Alors, lorsqu’il est sollicité par Jay Z pour produire le Black Album (référence au White Album des Beatles au passage), Rick Rubin n’a pas produit de projets Hip Hop depuis Jack The Ripper de L.L. Cool J en 1987. Séduit par l’idée d’un « dernier gros projet avant la retraite », Rick Rubin rejoint Jay-Z pour produire un album qui se hisse à la première tête des charts en première semaine.
Conçu dans le sous-sol de la maison du producteur près de Sunset Boulevard, le morceau phare 99 Problems engage le rappeur dans une composition à la fois épurée et sauvage. La marque de fabrique de la production ? Cet aspect brut et grinçant, qui contraste avec les styles de production plus lisses en vogue dans le hip-hop à l’époque. Dans l’arsenal de samples utilisés, on retrouve des batteries des années 1980, des bouts de « The Big Beat » de Billy Squier, « Long Red » de Mountain et « Get Me Back On Time » de Wilson Pickett notamment.
Ensuite, Rubin a superposé ces samples à des enregistrements de batterie live, jouant sur l’EQ et la compression pour rendre le rythme vraiment impactant. Un beau mélange, saupoudré de riffs de guitares tranchants, gonflés par des méthodes de saturation analogique, et contrastant avec le parti-pris d’un son de voix très clair, loin d’être noyé par l’instrumental au mix.
Dernier petit détail, Rick Rubin a l’idée d’attaquer dès les premières secondes par une punchline a cappella, pour installer Jay Z sur la rampe de lancement d’un des futurs titres les plus emblématiques de sa carrière.
5. Johnny Cash – Hurt (2003)
Entre Rick Rubin et Johnny Cash, c’est l’histoire d’une résurrection d’une carrière en perte de vitesse. L’idée du producteur est simple : miser sur les qualités d’interprétation et la voix singulière d’une légende de la musique américaine pour reprendre des chansons mélancoliques plus modernes. Une tentative de croisement multi-générationnel qui fait mouche. Après avoir repris Rusty Cage de Soundgarden, Rubin invite Cash à reprendre le morceau Hurt de Nine Inch Nails, sorti en 1994.
Pour ce morceau, Rubin prend le parti du minimalisme, se concentrant sur la voix de Cash et l’accompagnant d’une simple guitare acoustique. La chanson est un bon exemple du concept de « se mettre au service de l’artiste » invoqué par Rubin, plaçant la voix de Cash au centre de l’échiquier. Pour ce faire, la voix est enregistrée très proche du micro dynamique, avec peu de deesser et de correction, laissant ressortir fidèlement les nuances et « imperfections » de sa performance. À cela, peu de réverbe ou d’ambiance, juste ce qu’il faut pour donner un peu d’air à l’enregistrement. Un morceau d’ailleurs enregistré dans le salon du Rubin, en toute simplicité.
Dans l’imaginaire collectif, Hurt devient la chanson de Johnny Cash. D’abord parce qu’elle connaît un succès immense dès sa sortie, mais surtout parce que le chanteur s’éteint peu après la sortie du morceau. Pour Rubin, Hurt est le symbole d’une collaboration longue de dix ans avec une légende qui, grâce à lui, aura soigné sa sortie.