Prince, Tom Petty, System of a Down, Tool, Red Hot Chili Peppers et Sevendust : ce ne sont là que quelques-uns des artistes figurant dans la discographie de la productrice et ingé son Sylvia Massy.
Avec 30 ans d’expérience, cette vétéran des studios ne s’est jamais embarrassée de conventions et trouve souvent des solutions sortant des règles établies. Son nouveau livre intitulé Recording Unhinged (aux éditions Hal Leonard) décrit nombre de ses techniques non-standards, ainsi que celles de légendes des studios telles que Bob Clearmountain, Geoff Emerick, Jack Joseph-Puig, Al Schmitt, Susan Rogers et bien d’autres.
Audiofanzine a eu l’opportunité de s’entretenir avec elle à propos de Recording Unhinged et de quelques-unes des techniques non-conventionnelles qu’elle y expose. En plus de cela, on a aussi parlé enregistrement, mixage et matériel.
Ce livre est vraiment impressionnant. Vous ne l’avez pas seulement écrit mais aussi illustré, avec notamment cette couverture si colorée. Pour commencer, qu’est-ce qui vous a décidé à écrire ce livre ?
Ce livre est d’abord né du fait que je faisais toutes ces choses bizarres que personne d’autre ne faisait, et j’ai remarqué qu’au cours des sessions d’enregistrement je faisais des trucs qui éveillaient l’intérêt, alors je me suis dit que j’allais les partager. Ensuite, en parlant avec des ingénieurs du son que je côtoie à la National Academy of Recording Arts and Sciences et dans divers salons, je me suis rendue compte qu’eux aussi avaient des techniques intéressantes que personne n’avait vraiment documentées. J’ai interrogé environ 35 personnes et j’ai collecté leurs histoires et certaines de leurs techniques. Ensuite j’ai illustré certaines de leurs techniques, parce que je suis meilleure pour le dessin que pour de longues explications. C’est plus facile pour moi. Et ça m’a menée à faire de plus grandes illustrations et des caricatures de ces personnes que j’interrogeais, alors j’ai continué. Et avec l’aide de Chris, mon manager et co-auteur du livre, nous avons créé tous ces dessins dans le style des comics. Les Producer Pods et les Engineering Marvels, et tous ces membres de l’industrie musicale qui en sont les héros.
Ce livre est en quelque sorte modulaire. De courtes sections, toutes organisées par type d’instrument à enregistrer ou par type de technique d’enregistrement.
C’est comme les tapas. Vous en prenez un peu par-ci, un peu par-là, vous mettez le tout dans votre assiette et vous appréciez le résultat.
Ça le rend particulièrement facile à lire parce qu’on peut prendre n’importe quel chapitre en cours, y piocher quelques trucs, aller ailleurs, et ainsi de suite.
Et c’est exactement ce que je voulais, que ce soit le genre de livre qu’on peut laisser traîner n’importe où et dont on puisse tirer de l’inspiration quelle que soit la page à laquelle on l’ouvre. Surtout si ce « n’importe où » se trouve à côté de votre console, ou sur vos enceintes de monitoring, pour pouvoir l’ouvrir à une page de façon à ce que ça vous débloque la situation.
Ce livre offre de nombreuses façons inédites d’arriver à des résultats en studio. Par exemple, j’adore la section sur l’art de distraire des chanteurs.
C’est quelque chose que je sais bien faire. J’ai travaillé mes techniques au fil des ans sur les façons d’obtenir la meilleure prestation possible, et une grosse part repose sur la façon de distraire le musicien ou le chanteur de façon à ce qu’ils arrêtent de penser à eux. En studio, on peut vraiment aller loin dans la déconne. On peut changer la température pour obtenir un certain effet. Si vous voulez mettre le chanteur en colère parce qu’il faut enregistrer un passage qui nécessite de l’agressivité, alors vous le mettez dans une situation d’inconfort. Une fois, j’avais lu un truc à propos de John Lennon qui se serait retrouvé suspendu la tête en bas, et je me suis dit que j’allais essayer. Ça a été une catastrophe, jamais je ne referai ça. Le pauvre gars a frôlé la rupture d’anévrisme. C’était Serj Tankian, le chanteur de System of a Down.
Toujours avec Serj, ça s’est mieux passé quand vous avez planté une tente dans le studio pour qu’il s’en serve comme d’une cabine de chant.
Ça, ça a vraiment bien marché. Si vous êtes dans un studio sans cabine isolée et que les murs réfléchissent trop le son en le renvoyant vers le micro, utiliser une tente, ça marche vraiment bien.
Donc la tente était là pour des raisons acoustiques, mais elle lui procurait aussi son propre espace pendant qu’il chantait ?
La raison première était de maîtriser les réverbérations. Mais au final, ça lui a donné son propre espace et c’était encore mieux.
C’était une tente en toile ?
C’était une tente de camping classique. Elle était assez grande pour que l’on puisse se tenir debout à l’intérieur et y installer un micro. Et aussi, il n’y avait pas besoin de piquets pour l’installer, parce qu’on était dans une maison, dans la cave de Rick Rubin pour être précise.
Il y a une super citation dans le livre, je ne sais plus de qui elle est mais en substance, ça dit que les règles ne sont que des suggestions et que tout ce que vous pouvez faire est bien pour peu que ça marche. [Rires]
Ouais, et si ça ne marche pas, vous pouvez l’ajouter à votre expérience.
Vous écrivez que vous êtes capable de savoir de façon sûre quand un mix est fini.
Chacun a un moment au cours d’un mix où il sait que c’est terminé. Pour ma part, je triche un peu en fait. Je m’assure que mon mix cartonne en le comparant aux sons d’albums commerciaux à succès que j’admire.
Vous comparez en mode A/B ?
Oui, en mode A/B. Et les chansons que je prends comme références sont généralement finies et masterisées, donc je fais un pré-mastering pour que la comparaison soit pertinente, que le son jaillisse des haut-parleurs. Très souvent, si vous êtes sur un mix depuis plusieurs jours, repartez de zéro parce que ça veut dire que vous êtes déjà allés trop loin. La fraîcheur que l’on a au moment de bouger les faders dans les premiers instants, l’instinct initial quant à l’endroit où chaque élément a sa place dans le mix, tout cela est souvent meilleur que de travailler, re-travailler et re-re-travailler dessus.
Est-ce que vous avez une routine au moment de mixer, comme par exemple vous arrêter à un certain point et reprendre le lendemain, ou quelque chose dans le genre ?
Je cale mon rythme sur ce mes besoins du moment. Quand vous faites ce boulot depuis 30 ans, vous savez repérer les moments où vous êtes à la limite du surmenage et où vos oreilles risquent de vous tromper. J’aime bien remettre la fin d’un mix au lendemain. Ça peut consister à finir à 22h et à reprendre à midi le lendemain.
C’est incroyable ce qu’on entend le lendemain alors qu’on ne l’avait pas repéré la veille.
C’est vrai. Et l’écoute au casque est aussi un très bon indicateur. Si vous avez l’opportunité de revérifier votre travail au casque, vous entendez tous ces passages édités sur lesquels vous n’avez pas assez soigné les transitions aux faders. Et ces petits bruits de bouche sur les respirations des pistes de chant… Il n’y a pas à dire, vérifier au casque, c’est vraiment nécessaire.
Quelle est votre façon de travailler en général lorsque vous mixez ? Vous commencez avec tous les éléments, ou vous les amenez un par un ?
Si j’ai enregistré les pistes moi-même, je commence avec la batterie seule parce que je sais la forme que ça va prendre. Mais si je travaille sur les enregistrements de quelqu’un d’autre, j’écoute l’ensemble pour essayer de voir ce à quoi ça doit ressembler, puis je coupe toutes les pistes et je travaille sur les éléments un par un. Ensuite, je reconstruis l’ensemble petit à petit.
Dans votre livre, il y a une section sur le mixage LCR [ndt: Left-Center-Right, panoramisation extrême tout à gauche, au centre ou à droite du signal stéréo, sans position intermédiaire]. C’est une technique sympa, même si elle ne marche pas pour tout. Vous l’utilisez beaucoup ?
Oui. J’essaie de m’en servir tout le temps. C’est facile avec ma console Neve, parce que cette 8038 de 1972 n’offre pas beaucoup d’options de panoramisation. Mais grâce à Rick Rubin, le mixage LCR est maintenant bien accepté. En fait, il n’a quasiment fait que ça dans son boulot pour Tom Petty. Si vous écoutez certains des super disques de Tom Petty sur lesquels il a travaillé, beaucoup de ces mixes sont en LCR. Le plus difficile, c’est d’arriver à faire se distinguer les couches de guitares lorsqu’elles se recouvrent dans l’espace.
Pour cela, vous jouez sur l’égalisation ?
L’égalisation ou la compression.
Et la voix est en plein centre.
Exact. Ça vous laisse un maximum de place au centre, qui est l’emplacement normal des voix.
J’ai l’impression qu’une panoramisation aussi radicale donne à l’ensemble un côté plus spectaculaire, plus théâtral.
C’est vrai. Et ce qu’il y a de bien avec cette technique c’est qu’on a un spectre large, et ça oblige à travailler encore plus sur chaque piste pour s’assurer qu’elles s’accordent ensemble.
Est-ce que vous envisageriez de faire un mix ainsi puis de « tricher » en ajoutant un élément entre deux positions ?
Bien sûr. C’est bien d’avoir un potard de panoramisation.
Donc vous travaillez sur votre console Neve, mais je suppose que vous l’utilisez avec l’automatisation de Pro Tools ? En quoi l’arrivée du numérique a-t-elle changé votre façon de travailler ?
A présent, je travaille sur une configuration hybride, je fais donc un sous-mix « in-the-box ». Ensuite, j’amène les pistes séparées vers la console, et après, je finis avec une automatisation physique à l’aide de Flying Faders. Ça va vraiment vite.
Vous avez débuté dans le métier à une époque où tous les effets, compresseurs et autres processeurs étaient matériels et non logiciels. Est-ce que vous utilisez beaucoup de plug-ins, ou est-ce que vous aimez encore utiliser du hardware ?
J’adore le hardware, mais certains plug-ins sont indispensables. A présent, j’utilise Melodyne.
Essentiellement pour corriger l’intonation ?
Oui.
Et vous utilisez d’autres plug-ins pour aligner les pistes de chant ?
Je coupe et je bouge physiquement les pistes de chant pour les aligner. Je fais de même pour les pistes de batterie plutôt que d’utiliser Beat Detective ou un autre programme du même genre. Je n’utilise pas tous ces trucs-là. Par contre, j’utilise un plug-in de remplacement sonore pour ajouter des samples aux sons de la batterie jouée en live.
Donc vous ne les remplacez pas totalement, vous ne faites que les compléter pour donner plus d’épaisseur au son ?
Voilà. Je ne fais qu’ajouter quelque chose. Je veux enregistrer la batterie aussi bien que possible.
Une autre technique sympa qui est décrite dans votre livre consiste à vérifier les micros sur une batterie, plus précisément la façon dont vous les passez en revue par paire en inversant la phase. Vous comparez ça, et j’ai trouvé que l’image était super, au moment où vous êtes chez l’oculiste et où il vous demande « celui-ci ou celui-là ? ».
Tout à fait. « La A ou la B, laquelle est mieux ? ». Et je crois en toute sincérité que c’est le secret pour obtenir une batterie qui sonne bien sans avoir à jouer aux devinettes. Si votre phase est bien réglée sur tous les micros, la batterie va avoir un son plein et débordant de puissance.
Alors guidez-moi. Prenons une configuration simple comme exemple : si on a un micro pour la grosse caisse, un pour la caisse claire, deux pour les toms et une paire d’overheads, par où commenceriez-vous pour vérifier la phase ?
Tout d’abord par le kit. J’essaie de faire en sorte que tous les micros pointent dans la même direction, de cette façon le micro de grosse caisse sera dirigé droit sur la grosse caisse. J’essaie de diriger le micro de la caisse claire dans le même sens, quant à tous les autres micros, y compris ceux des toms, j’essaie de les diriger de l’avant vers l’arrière du kit de batterie.
Donc vous essayer d’utiliser les diagrammes polaires des micros pour une meilleure séparation ?
Oui, et ils sont tous en diagramme cardioïde. Donc pour commencer j’essaie de placer tous les micros dans une même direction. Ensuite je prends la grosse caisse seule et je travaille sur les overheads. Je fais chaque overhead en mono en désactivant un côté puis l’autre, j’écoute la grosse caisse et l’un des overheads et je change la polarité, je choisis entre A et B et je me décide, « lequel sonne le mieux ? ». Et je fais pareil avec l’autre côté, toujours en mono.
Et dans ce cas, vous changez la phase du micro d’overhead, pas celui de la grosse caisse ?
En général, oui. Le premier truc à vérifier attentivement, c’est que vos micros de grosse caisse et de caisse claire sont bien en phase. Ça aide pour l’ensemble. En général, je mets beaucoup de micros pour capter les batteries. J’en mets un au-dessus de la caisse claire et un autre en dessous. Et je mets des micros au-dessus et en dessous des toms. Les micros du dessous ont généralement leur phase inversée.
Et pour la grosse caisse ?
J’utilise un mélange de différents trucs sur les grosses caisses. En général, j’utilise un micro pour grosse caisse de qualité à l’intérieur de la peau avant, puis j’ajoute un micro à l’extérieur, ça peut être un SM91. C’est un PZM, un micro à zone de pression. Je le mets en dehors, ou parfois à l’intérieur de la grosse caisse. Ensuite j’utilise un truc qu’on a fait à partir d’un haut-parleur de NS-10 branché à l’envers. On l’utilise comme micro, on le met juste en face de la grosse caisse et ça donne un son particulièrement sourd. Je combine tout ça, mais je les garde sur des pistes séparées. Pour la caisse claire et les toms, j’additionne les signaux avant qu’ils n’entrent dans l’enregistreur.
Les signaux de quels micros ajoutez-vous les uns aux autres ?
J’ajoute les signaux des micros du dessus et du dessous de la caisse claire sur une piste. J’ajoute tous les signaux des micros supérieurs et inférieurs des toms sur deux pistes, de cette façon les signaux des toms sont déjà panoramisés et équilibrés avant même que ce soit enregistré. Chaque élément a sa piste dédiée. Je trouve que ça sonne mieux ainsi.
Revenons à l’inversion de phase : après avoir vérifié les overheads, qu’est-ce que vous faites ensuite ?
Si à ce moment-là le son est plein d’énergie, je vérifie la grosse caisse avec les overheads puis la caisse claire avec les overheads, et là on y est ou presque, à moins que, quand tout est activé, quelque chose ne sonne un peu cartonneux, à ce moment là je vérifie les toms. Mais de façon générale, si c’est tout bon au niveau des overheads ça marchera aussi pour les toms.
Donc inutile de tout refaire.
Non, mais je le fais quand même.
Quel est votre micro préféré pour la grosse caisse ?
Un Sennheiser 421. Ça peut changer d’une session à une autre, mais en général c’est celui-ci qui est mon premier choix.
Question monitoring: est-ce que vous alternez entre différentes paires d’enceintes ?
Vous savez, je suis tellement habituée aux enceintes de monitoring que j’utilise… Ce sont des NHT M100. Elles ne sont plus fabriquées. NHT n’a plus de gamme de produits professionnels. Mais je les aime tellement… Elles ne sont pas flatteuses, elles vous font travailler plus dur. Mais comme elles ne sont plus fabriquées, j’ai acheté toutes les paires que je pouvais trouver. J’en ai donc six paires [rires]. Elles sont plutôt grandes. Et j’ai aussi d’énormes Genelec 1038A (je crois que c’est ce modèle), de gigantesques enceintes actives. Et j’utilise des NS-10 à l’occasion. Mais j’ai vraiment l’habitude des NHT. Je sais comment elles réagissent.
Est-ce qu’il vous arrive d’utiliser une Auratone, ou une autre enceinte mono de petite taille ?
Ouais, j’ai une Auratone là-bas dans le coin de la pièce. J’aime bien avoir une enceinte de monitoring excentrée dans le coin, mais pour ça j’utilise aussi les haut-parleurs de mon ordinateur portable.
C’est cool tout ça ! On vous souhaite beaucoup de succès pour le livre !
Merci beaucoup !