En mars 2020, les Polonais de Polyend présentent un OVNI total : un tracker matériel, pour un tarif avoisinant actuellement les 485 €. Un pari fou, à n'en pas douter. Auront-ils su relever le défi ? C'est ce que je vous propose de voir sans plus attendre.
Le pari de Polyend est d’autant plus osé que l’on peut parier sur le fait que de nombreux musiciens actuels ne savent même pas forcément ce qu’est un tracker. Laissez-moi donc tout d’abord vous conter l’histoire de ce genre de logiciel, et vous présenter son mode de fonctionnement. Ceux qui connaissent déjà tout cela pourront passer directement au paragraphe suivant.
Du tracker…
L’histoire des trackers commence il y a environ 3 décennies, à la fin des années 80 plus précisément. À l’époque, l’informatique commençait à intégrer massivement les foyers des particuliers… et avec elle, de jeunes musiciens découvraient un univers fascinant, réservé jusque-là aux grands studios et aux instituts de recherche acoustique: le monde de l’audionumérique. Deux ordinateurs écrasaient alors la concurrence dans le domaine. Tout d’abord, il y avait l’Atari ST avec ses prises MIDI intégrées et sur lequel Cubase fit ses premières apparitions. Et puis en face il y avait l’Amiga de Commodore, équipé de Paula, son chipset sonore plutôt évolué pour l’époque et qui faisait tourner des STAN d’un type un peu particulier: les fameux « trackers ». Toutefois la puce audio de l’Amiga avait beau être bardée de qualités, elle ne pouvait malgré tout reproduire que 4 pistes audio simultanément, et en 8 bits qui plus est. Les premiers trackers étaient donc limités par ces contraintes.
Dès le début des années 90, l’Amiga céda toutefois sa place au PC. L’un des avantages que ce dernier possédait vis-à-vis de l’ordinateur de Commodore était son architecture autorisant l’ajout de cartes d’extension. Le PC se dota assez rapidement des premières « cartes son », des interfaces qui lui offrirent des caractéristiques sonores bien meilleures que celles que la vénérable Paula était en mesure de dispenser à l’Amiga. Entre autres, les cartes sons PC possédèrent des DACs (Digital Audio Converters – convertisseurs audionumériques) autorisant la reproduction sonore en qualité CD. Les trackers migrèrent donc vers la nouvelle plate-forme PC et profitèrent des capacités exponentielles d’évolution qu’on lui connaît. Très rapidement, les trackers furent alors capables de gérer 16, 32, 64, 128 et finalement un nombre illimité de pistes. Toutefois, cette même évolution des capacités matérielles qui avait permis l’évolution des trackers signifia également la fin de l’âge d’or de ces derniers. En effet les ordinateurs plus puissants furent alors en mesure de faire tourner des logiciels autrement plus complets, à savoir les STAN que nous connaissons aujourd’hui et leur ribambelle d’instruments et d’effets virtuels.
Mais comment fonctionnent ces fameux trackers ? Contrairement à nos logiciels actuels avec leurs interfaces-utilisateurs essentiellement graphiques et horizontales, les trackers proposent une représentation exclusivement textuelle et verticale des données musicales ainsi que de tous les paramètres afférents, dans une sorte de tableau qui n’est pas sans rappeler ce bon vieil Excel de Microsoft. Les données audio concernées sont le plus souvent constituées de samples courts correspondant aux capacités de traitement des machines de l’époque. Certains autres trackers se basent leur génération sonore plutôt sur la synthèse, faisant souvent appel à une puce dédiée sur la carte son, comme les fameuses OPL 3 et 4 de Yamaha très répandues dans les interfaces audio de l’époque.
Dans le tracker, les données audio sont réparties en patterns d’un nombre de 64 pas en moyenne (l’équivalent du nombre de doubles-croches dans un segment de 4 mesures à 4 temps), soit 64 lignes. Chacune de ces lignes porte en elle-même les informations concernant le sample ou les paramètres de synthèse utilisés, la hauteur de note souhaitée et les données concernant différents effets tels que par exemple le volume, le niveau de portamento ou de vibrato de chaque pas. Certains trackers permettent également d’intégrer des commandes de lecture telles que le saut vers un endroit précis du pattern. Les morceaux se constituent en organisant les patterns selon l’ordre que l’on souhaite.
Les fichiers générés par les trackers sont appelés des modules. Leur format peut varier d’un tracker à l’autre, mais le principe de fonctionnement reste le même: ces fichiers intègrent les données sonores elles-mêmes (samples ou données de synthèse), les informations de pattern et l’ordre dans lequel ceux-ci doivent être joués. Le tout, de manière non compressée et donc immédiatement lisible par l’ordinateur en réduisant au minimum les calculs nécessaires. C’est notamment cette caractéristique qui a valu aux modules d’être intensivement utilisés dans les BOs des « Démos », ces réalisations géniales développées par des codeurs fous afin de faire la « démo »-nstration des capacités souvent insoupçonnées de l’ordinateur pour lequel elles étaient prévues.
Parmi les musiciens qui ont débuté leur carrière en composant sur des trackers, on compte entre autres des artistes aussi importants qu’Aphex Twin, Venetian Snares, Deadmau5 ou encore Erez Eisen de Infected Mushroom.
…au Polyend Tracker
Des références illustres, donc, mais qui ne font pas oublier que les trackers ont toujours été un outil de niche, même durant leur âge d’or dans les années 90. Nous avons vu que la rapide évolution des ordinateurs, interfaces audio et logiciels dédiés à la musique ont de facto rendu les trackers assez rapidement potentiellement obsolètes, et nombreux sont les musiciens comme votre serviteur qui ont débuté la MAO dans les années 90 sans avoir jamais eu ni l’occasion ni surtout le besoin de recourir à un tracker. Quelles raisons peut donc avoir eu Polyend de remettre ce principe de fonctionnement au goût du jour, et quelles attentes la marque polonaise cherche-t-elle à satisfaire ?
Si l’on creuse un peu, il n’est en réalité guère surprenant que ce soit précisément Polyend qui se colle à cette tâche que l’on pourrait juger surprenante. L’entreprise a depuis sa récente naissance en 2015 en effet toujours proposé des appareils qui se sont démarqués par leur esprit d’innovation. Il n’y a donc aucune incohérence à voir les Polonais de Polyend offrir le genre de curiosité que peut représenter un tracker hardware. Quand au public auquel s’adresse ladite curiosité, on ne peut que conjecturer. Bien entendu on peut imaginer que les utilisateurs habituels de trackers seront attirés par cette offre, tout comme les amateurs de méthodes de production « vintage », ou encore ceux qui cherchent à renouveler leur approche de la création musicale. Se pose alors la question de savoir si Polyend aura réussi à offrir une expérience suffisamment capable de séduire les néophytes, ou si son tracker ne s’adresse qu’aux fans hardcore de cette méthode de travail. Et pour le savoir, il est temps maintenant de nous plonger dans l’exploration de la machine.
Vue de l’extérieur
Quand on ouvre la boîte du Tracker de Polyend, on est surpris par la richesse de son contenu. En effet, outre l’appareil lui-même, on trouve un transformateur USB-A avec tous les adaptateurs secteur nécessaires pour l’utiliser dans le monde entier, un câble USB-A/USB-C, un adaptateur jack 3,5/6,35, un adaptateur MIDI 3,5 / MIDI DIN, une carte Micro-SD de 16 Go, un adaptateur Micro-SD / USB A pour lire la carte SD sur un ordinateur, les différents papiers de garantie et un tissu anti-poussière pour nettoyer l Tracker.
Ce dernier se présente sous la forme d’un parallélépipède de 28,7 cm de large, 20,7cm de profondeur et 3,3 cm de haut en incluant la molette de navigation, pour un poids de 1,2 kg. La molette en question est un large potentiomètre sans fin et légèrement cranté. Celui-ci est surmonté d’un groupe de 10 boutons actionnant les fonctions de base de lecture, d’enregistrement, de sélection et d’édition de paramètres. Ce groupe est à son tour surmonté d’un deuxième groupe de 15 boutons permettant d’accéder aux principaux modes de travail et paramètres du Tracker. Un troisième groupe de huit boutons est situé sous le grand écran de la partie gauche de l’appareil. Ces boutons permettent d’accéder aux fonctionnalités représentées à l’écran. Enfin, en dessous d’eux se trouve une matrice de 48 tout petits pads rétroéclairés principalement destinés au jeu.
Sur la tranche arrière de l’appareil, on découvre une stéréo, une entrée stéréo au format ligne, une entrée pour microphone, une sortie et une entrée MIDI, le tout au format mini-jack. On a ensuite un lecteur Micro-SD. À l’autre extrémité de la tranche arrière se trouvent la prise USB-C pour l’alimentation et la connexion à n ordinateur, et le bouton de mise sous tension.
Tracker ex machina
Nous n’irons pas par quatre chemins: le Tracker de Polyend porte bien son nom, et en tant que tel le cœur de son processus de travail sera bien évidemment la fameuse matrice de données, le « tableau Excel » mentionné plus haut, avec une astuce depuis la dernière mise à jour du firmware (v.1.4) puisque la matrice est aussi affichable maintenant à l’horizontale ! Cette dernière est en quelque sorte au centre d’un ensemble constitué de multiples éléments qui, dans le cas du Tracker de Polyend, s’agencent plutôt bien. On trouve ainsi une section pour le chargement des sons, une section d’effets dédiée à ces derniers, une section permettant l’enregistrement d’un signal externe ainsi qu’un radio FM intégrée pouvant elle aussi être enregistrée, deux sections dédiées au travail sur les formes d’ondes (dont une intégrant également des possibilités lorgnant sur la synthèse), une section pour l’organisation des patterns entre eux et la création du morceau, une section « perform » pour la manipulation d’effets en live, une table de mixage succincte qui autorise également la gestion du master… et même une section « jeux » qui propose une sélection de petits jeux vidéo pour se détendre entre deux sessions de production musicale acharnée.
La navigation entre ces différents éléments est un vrai bonheur, grâce à une interface utilisateur agencée de manière particulièrement pertinente. Chaque élément (en-dehors de la section « jeux ») dispose en effet de son propre bouton d’activation situé à la droite de l’écran, ce qui évite de perdre du temps. Les paramètres que l’on souhaite manipuler peuvent être sélectionnés via les boutons sous l’écran ou bien les flèches de direction gauche et droite. Leur valeur peut ensuite être ajustée via les flèches haut et bas ou le gros potentiomètre. Si on associe cette molette à certaines touches, on obtient des raccourcis qui permettent d’accéder immédiatement au réglage des paramètres clés correspondants. Et bien entendu, la course de ladite molette est de type exponentielle, ce qui évite d’avoir à multiplier les tours pour atteindre les valeurs extrêmes. L’ergonomie très efficace de la machine est parfaitement secondée par l’écran, de grande taille et tout à fait lisible tant qu’on reste à peu près en face. On se surprend à n’être jamais contraint dans son workflow, là où le principe de fonctionnement façon « tracker » aurait pu nous faire craindre le pire. On alterne facilement de l’édition de patterns à celle d’un morceau entier, ou de la modification de sample à la gestion du volume des pistes dans l’écran de mixage. Tout cela pose un contexte de travail finalement pas déplaisant, articulé autour de la fameuse matrice, pièce centrale de tout tracker qui se respecte.
Bienvenue dans la matrice
La matrice en question affiche 4 pistes en mode normal et 8 en mode réduit. Le compromis est plutôt pertinent, d’autant que l’on passe facilement d’un mode à l’autre. Bien entendu, c’est le mode normal qui permet d’afficher le maximum d’informations. On accède alors aux quatre colonnes de paramètres accessibles pour chaque piste, c’est-à-dire le paramètre de note, celui d’instrument, et les 2 slots d’effets disponibles ici (on peut activer d’autres effets via les autres modes de travail, nous y reviendrons). C’est d’ailleurs sur cet écran que les efforts d’ergonomie cités plus haut s’avèrent porter leurs fruits de la manière la plus visible. Il faut bien reconnaître en effet que rien n’est moins sexy qu’un tableau Excel pour faire de la musique, et il n’aurait plus manqué que l’utilisation en fut fastidieuse. Ce qui n’est heureusement pas le cas en fait.
Quelles que soient les questions que peut soulever la manière spécifique des trackers d’aborder la création musicale, le moins que l’on puisse dire est que Polyend a fait un certain nombre d’efforts pour nous rendre la chose la plus agréable possible. Les différents paramètres de piste accessibles ont leur code couleur dédié, et on peut facilement enregistrer simultanément plusieurs pistes ou modifier une seule et même donnée sur plusieurs steps d’un unique coup de molette. On appréciera aussi également particulièrement la fonction « fill » qui permet de peupler instantanément chacune des quatre colonnes de paramètres avec toutes sortes de données et selon des critères de remplissage et de modulation librement définissables. Les notes peuvent être entrées à la molette, mais on peut heureusement les enregistrer également via les pads ou bien un contrôleur MIDI branché directement sur l’entrée idoine ou connecté à un ordinateur via USB, ce qui s’avérera à mon sens la manière de faire la plus pertinente et la plus agréable. Les pads sont une autre affaire, comme nous le verrons plus loin. En ce qui concerne le MIDI, on regrettera que les événements qui pilotent des samples n’envoient pas simultanément de message de note MIDI en sortie: il nous faut faire un choix entre les deux – sample interne OU note MIDI sortante. Si l’on souhaite faire les deux simultanément, il faudra mobiliser une piste supplémentaire, pour un nombre déjà limité. C’est dommage.
La matrice peut gérer jusqu’à 255 patterns de 128 pas maximum chacun, des patterns qui sont ensuite agencés dans le mode « Song » pour créer un morceau complet. On notera qu’à tout moment, on peut exporter au format WAV ou au format IT (compatible avec les trackers Renoise, Schism Tracker ou Milky Tracker), par stem ou par mixage entier, tout ou partie d’un morceau ou d’un pattern, ce qui peut s’avérer entre autres particulièrement utile pour créer des prémixages et pallier ainsi au nombre de pistes limité de l’espace de travail d’origine. Les fichiers peuvent être sauvegardés sur la carte SD et rappelés à tout moment. Une astucieuse fonction transforme alors la matrice de pads en clavier qwerty. On appréciera aussi que tout comme sur une DAW informatique, la sauvegarde n’entraîne pas de rupture dans la lecture du son.
Sample comme bonjour
Nous l’avons déjà souligné plusieurs fois, le matériau sonore de base de tout tracker, c’est le sample. Le Tracker de Polyend n’accepte que les fichiers wav mono uniquement, en 16, 24 ou 32 bits virgule flottante. Les fichiers WAV présentant d’autres caractéristiques de fréquence et de profondeur d’échantillonnage seront tous ramenés à du 44 kHz / 16 bits. Dans le cas de l’appareil de Polyend, on peut chercher les samples qui nous intéressent dans les banques livrées avec l’appareil. Celles-ci sont toutes fournies par les artistes partenaires du fabricant, comme Legowelt ou Jamie Lidell. On pourra bien sûr ajouter ses propres sons, qu’on pourra transférer directement en branchant le Polyend en USB à l’ordinateur ou bien en utilisant le petit adaptateur SD CARD / USB inclus dans l’emballage – ou encore utiliser les exports internes précédemment effectués. Je rappelle que le Tracker autorise aussi l’enregistrement de n’importe quelle source externe grâce à l’entrée micro, l’entrée ligne … ou encore grâce à la fonction radio FM incluse mais qui s’est avérée chez moi plutôt décevante, l’appareil n’ayant pu capter que quelques rares stations alors que je suis en plein cœur de Paris.
Une fois que l’on a mis la main sur les samples qui nous intéressent, le Tracker de Polyend nous offre de multiples moyens de jouer avec eux. On peut bien entendu en définir le début et la fin, et créer des fondus d’entrée et de sortie comme bon nous semble. Mais on peut également les découper en tranches de deux manières, « slice » et « beat slice ». C’est cette seconde manière qui est selon moi la plus intéressante – et de loin – car elle affecte automatiquement chaque tranche à une note MIDI, autorisant ainsi immédiatement le jeu et la programmation simple d’une boucle. La première méthode – « slice » – est quant à elle bien plus fastidieuse car elle ne permet pas le jeu direct et implique même de monopoliser une piste d’effet pour être utilisée. Si quelqu’un peut nous expliquer dans les commentaires l’intérêt de cette méthode, je suis preneur !
Quoi qu’il en soit, on peut dans les deux cas de figure soit laisser le soin à un algorithme du Tracker de créer les tranches automatiquement, soit le faire soi-même. À tout moment, il nous sera possible d’ajouter, de déplacer ou bien de retirer des tranches à notre guise. On appréciera ici aussi l’ergonomie affûtée de la bête: la navigation entre les différents écrans et paramètres est ici tout aussi instinctive que pour les autres fonctionnalités du Tracker.
Mais au-delà de la simple lecture d’échantillons, le Tracker de Polyend nous propose également d’aborder la synthèse sonore avec deux moteurs distincts: l’un à base de tables d’ondes et l’autre… qui se veut granulaire. Vous allez comprendre. Commençons par le moteur de tables d’ondes, et par un petit rappel de ce qui constitue cette forme de synthèse.
Dessous de table
Comme son nom l’indique, la synthèse par tables d’ondes repose sur la lecture d’une table, c’est à dire d’une suite de petites cases contenant chacune un échantillon de quelques millisecondes. Ces échantillons mis bout à bout constituent une onde. Cette onde bouclée périodiquement crée un son tenu. Plusieurs de ces tables sont disposées en parallèle. Elles contiennent chacunes des échantillons qui forment des ondes différentes. Lors de la lecture du son, on peut aller et venir d’une table à l’autre et donc d’une forme d’onde à l’autre, ce qui permet de faire évoluer le son en temps réel. Selon les synthétiseurs, la circulation entre les différentes tables peut se faire manuellement ou bien être soumises aux sources de modulation habituelles: pédale de modulation, LFO, enveloppes, hauteur de note, etc. Pour davantage de détails, je vous renvoie à notre article dédié.
Dans le cas du Tracker de Polyend, toutes les principales caractéristiques de cette forme de synthèse sont réunies, et on appréciera particulièrement de trouver ici notamment un paramètre pour modifier le nombre de « cases » par tables. On peut ainsi jouer facilement sur la « rugosité » des modulations: plus le nombre des samples par table est bas, moins la transition entre les tables sera fluide et plus le son semblera âpre. Et si l’on veut des sons encore plus « vintage », on pourra aller modifier la résolution de lecture et descendre jusqu’à une profondeur d’échantillonnage de 4 bits. Non, ce n’est pas beaucoup mais ça donne ce petit côté poil à gratter auditif qui sait réveiller la fibre nostalgique d’un certain nombre d’entre nous ! On peut aussi fabriquer une table d’ondes en prenant comme matériau de base n’importe quel sample que l’on souhaite. L’opération est alors confiée à un algorithme qui se chargera de créer les tables les plus « compatibles » entre elles possibles afin d’assurer au maximum la fluidité des transitions… Ce résultat s’obtient certes avec plus ou moins de bonheur, mais on peut saluer l’intention et les sonorités engendrées pourront s’avérer tout à fait surprenantes et inspirantes. Le moteur de synthèse par tables d’ondes du Tracker se révèle donc plutôt convaincant et satisfaisant dans son ensemble. Mais autant je n’ai aucun problème à reconnaître les qualités de ce dernier, autant j’ai davantage de difficulté à accorder à la fonction « Granular » du Tracker le statut plein et entier de moteur de synthèse granulaire. Je m’explique.
Sel de grain…
Le principe de la synthèse granulaire a certes toujours été sujet à débat chez les musiciens, puisque reposant essentiellement sur de la lecture d’échantillons et non plus sur de la génération d’ondes. Ceux qui souhaiteraient se renseigner plus avant sur la synthèse granulaire peuvent consulter cet article et le suivant. Malgré la controverse qu’elle a pu engendrer, on retrouve toutefois cette forme de synthèse au cœur de nombreux générateurs sonores incontournables comme Absynth de Native Instruments, Omnisphere de Spectrasonics, Granulator 1 et 2 de Robert Henke aka Monolake et bien d’autres…
Dans tous les exemples cités, la synthèse granulaire permet de gérer simultanément de nombreux microsegments sonores – les grains – ainsi que de définir leur nature, leur nombre, leur densité et leur dispersion dans l’espace sonore, etc. Je ne vais pas faire durer le suspense plus longtemps: vous ne trouverez rien de tout cela dans la fonction « Granular » du Tracker de Polyend. Celle-ci ne permet en fait de gérer qu’un seul « grain », c’est-à-dire qu’un seul microsegment d’un sample préexistant. Ce « grain » peut être lu dans différentes directions, on peut modifier sa longueur et sa position au sein du sample d’origine et automatiser cette dernière – en bref, vous obtenez globalement le même genre de résultat et les mêmes fonctionnalités que dans n’importe quel lecteur de samples standard. Je vais être gentil et considérer que la présence d’un oscillateur permettant d’affecter au « grain » une forme d’onde simple en guise d’enveloppe confère un début de statut de « synthèse granulaire » à l’ensemble… Un statut qui reste toutefois très fragile si l’on considère que l’un des atouts majeurs de n’importe quel moteur de synthèse granulaire habituel est la possibilité de gérer le time-stretch… ce que la fonction « Granular » du Tracker ne fait évidemment pas, la gestion du time-stretch étant indissociable de celle de grains multiples. Ce qui nous amène à parler de la gestion des effets au sein du Tracker.
…et piment des effets
Avec les effets, on aborde l’un des aspects peut-être les plus complexes du Tracker de Polyend… parce qu’il y en a partout, de toutes sortes, et que leur gestion diffère absolument d’un écran de travail à l’autre ! Il y a d’abord les effets d’instrument, rattachés comme leur nom l’indique à un instrument spécifique. Ils sont gérés totalement indépendamment de la matrice de patterns et peuvent être automatisés via enveloppe ou LFO. Puis il y a ceux accessibles dans la matrice. Chaque piste peut en accueillir deux, un dans chaque colonne réservée aux effets. Leur automation à eux s’effectue en inscrivant des valeurs spécifiques à chaque pas de séquence concerné. Puis viennent les effets de retour, accessibles via la section « mixage ». Il s’agit d’une reverb et d’un delay non automatisables du tout. Enfin, on a les effets associés aux samples eux-mêmes et accessibles tout à fait logiquement via l’éditeur de samples. Ceux-ci ne sont pas non plus automatisables, mais en plus, ils affectent les samples de manière définitive puisqu’ils nécessitent un resampling interne (heureusement pas en temps réel) pour être effectifs. Enfin, il y a le mode « perform ». Celui-ci permet la manipulation d’effets en live et est particulièrement plaisant à utiliser. Malheureusementil ne présente aucune possibilité d’automation ni d’autre moyen de conserver les modulations effectuées.
Tous ces effets sont plutôt efficaces et font correctement ce qu’on attend d’eux, mais il faut bien avouer que c’est un petit peu le bazar! On aurait aimé pouvoir bénéficier des mêmes conditions d’automation sur tous les effets, certains sont redondants d’une section à l’autre, et surtout, on aurait aimé qu’ils soient midifiés ! Car non, ce n’est pas le cas et c’est bien regrettable. Impossible donc d’agir sur eux via un contrôleur externe, on est alors assigné à n’utiliser que les commandes du Tracker. Certes, ces dernières sont plutôt bien pensées comme je l’ai déjà souligné à de multiples reprises. Mais il n’empêche que lorsqu’il s’agit de trifouiller du son, on peut apprécier le confort des potards et faders d’un contrôleur approprié. Sans compter qu’une midification des paramètres aurait réglé le problème du mode « perform » et évité que nos magnifiques modulations improvisées – je le répète, le mode perform est un vrai plaisir à utiliser tel quel! – ne disparaissent à jamais dans les couloirs du temps. C’est beau l’éphémère, mais quand on parle d’outils reposant sur les technologies informatiques, il est toujours dommage de ne pas avoir au moins le choix de conserver ce qui nous semble intéressant. Cela gâche le plaisir.
Ce qui fait mal…
Et puisqu’on parle de plaisir gâché, il va falloir évoquer l’élément de déplaisir principal du Tracker de Polyend: la matrice de pads. Comment peut-on, pour un produit sorti en 2020, proposer sérieusement un ensemble de pads destinés principalement au jeu et pourtant non sensibles à la vélocité ? À l’heure du MPE ? C’est pour moi tout bonnement incompréhensible, et confine à l’absurde! Sans compter que leur petite taille interdit à quiconque possède autre chose que des doigts de fillettes de jouer dessus efficacement. Vous pouvez également oublier le mode « scale » qui permet normalement d’affecter aux pads différents modes et gammes. La matrice de pads n’offrant aucun repère visuel, vous aurez vite fait de vous perdre et aurez tout autant intérêt à conserver le mode chromatique: chaque ligne comportant 12 pads, vous saurez au moins que chacune d’elles représente une octave. Pour finir, il n’existe pas de moyen rapide pour transposer la matrice de pads, il faut passer par le menu « config » et opérer un fastidieux changement de la note racine. À croire que l’ergonomie de jeu et l’ergonomie du reste de la machine n’ont pas été conçues par la même personne… Il s’agit peut-être en revanche de la même personne qui a décidé que c’était une bonne idée de ne pas proposer de gestion du panoramique dans la section mixage. Le panoramique est certes présent dans les effets d’instruments, mais comment justifier son absence dans la console de mix ? Mystère. Et c’est peut-être également la même personne qui aura jugé bon de ne pas classer les sonorités par type ou par catégorie, ou plus exactement de laisser chaque artiste partenaire ranger ses sons comme il l’entendait, avec des résultats plus ou moins heureux. À nous donc de reclasser tout ça à la main…
Conclusion
En 2020, porposer un tracker – ces vénérables séquenceurs logiciels tout droit sortis de la fin des années 80 et de l’époque héroïque de l’Amiga et de la scène « démo » – et qui plus est en version hardware, cela pouvait sembler une idée saugrenue. On pouvait notamment s’inquiéter de la pertinence de ce choix au vu tout d’abord du workflow très particulier de ce type de séquenceur, et ensuite du fait que ces derniers n’ont jamais touché un très large public, même si de grands noms de la musique électronique actuelle ont fait leurs premières armes avec ce type d’outils. Les Polonais de Polyend, toujours prompts à nous surprendre avec leurs créations innovantes, ont-ils su relever le défi ?
À mon sens pas complètement. On saluera certes l’ergonomie globale très réussie, qui finalement plaisante la composition sur ce qui s’apparente à un tableau Excel, les multiples possibilités de triturage du son et l’intégration d’un moteur de synthèse à tables d’ondes. On sera beaucoup moins tendre envers le pseudo « moteur de synthèse granulaire » (à un seul grain…), tout comme on regrettera l’absence de classement cohérent des sonorités, la gestion chaotique des effets et une prise en charge du MIDI qui laisse à désirer. Enfin, l’on n’aura aucune pitié pour la surface de pads absolument honteuse pour un produit sorti en 2020, dépourvue de toute sensibilité à la vélocité alors que la conception même du produit la destine principalement au jeu. Incompréhensible et inadmissible à mes yeux.
Polyend nous propose donc un produit intrigant, présentant de fortes qualités mais également des défauts non négligeables qui pourront en rebuter certains, un produit que je conseillerais à titre personnel principalement aux nostalgiques de l’âge d’or des trackers ou à ceux qui souhaitent briser leur routine musicale et se confronter à une approche radicalement nouvelle… et potentiellement déroutante.