En 1982, le Juno-60 offre une alternative abordable au Jupiter-8, fleuron de la marque. Doté d’un son généreux malgré une architecture très basique, il devient rapidement une référence incontournable.
Au tout début des années 80, les synthés analogiques polyphoniques programmables se multiplient. Ils sont essentiellement le fruit de firmes américaines (Sequential et Oberheim, ponctuellement Moog) et japonaises (Roland en tête, suivie de Yamaha et Korg). La facture européenne n’est pas encore en mesure de lutter à armes égales, ou alors ponctuellement. À cette époque, ces grandes marques sortent des synthés aussi prestigieux qu’inabordables : Prophet-5, OB-Xa, Memorymoog, Chroma, Jupiter-8, CS70M, sans oublier le Synthex… Des monstres sacrés !
Le Juno-60 se présente alors comme le Jupiter-8 du peuple, avec moins de voix, un seul timbre, moins de mémoires et beaucoup moins de réglages en façade. Pourtant, avec une approche directe et un excellent chorus, il va rivaliser sur les scènes et les studios du monde entier, marquant cette époque de sa signature sonore indélébile. Les Juno-106 et Alpha Juno sortis par la suite ne terniront jamais sa réputation… Quarante ans plus tard, après des années de revival analogique, le Juno-60 se replace au cœur de l’histoire. Alors que la cote du Jupiter-8 vient de quitter définitivement le système solaire, celle du Juno-60 commence à atteindre une altitude significative, pas loin de l’affranchir de la gravitation terrestre. Tentons d’en trouver des raisons rationnelles…
Grand gaillard
Dans sa coque en métal (dessus/arrière) et en panneaux de bois mélaminé épais (flanc, dessous), le Juno-60 est un synthé robuste, large et relativement profond (106 × 38 × 11 cm pour 12 kg). Cette taille généreuse explique sans doute le nombre impressionnant de pains sur les flancs que l’on trouve sur la plupart des modèles d’occasion. La façade est couverte de commandes peu nombreuses et très confortablement réparties sur une seule rangée. De gauche à droite, la transposition, le maintien de notes, l’arpégiateur, le LFO, le DCO, le HPF, le VCF, le VCA, l’enveloppe, le chorus et les mémoires. Profitons-en pour évoquer le Juno-6, une version sans mémoires sortie juste avant, mais à architecture interne (donc au son) identique. Les sections de synthèse sont clairement repérées par une bande de couleur en partie supérieure. Cela permet de prendre immédiatement en main les 20 curseurs linéaires, 7 interrupteurs à bascule et 28 boutons-poussoirs. Les curseurs permettent une programmation visuelle très confortable, seul le volume est doté d’un potentiomètre rotatif.
Située à gauche du clavier statique 5 octaves, la section de modulation temps réel dispose d’un pitchbend horizontal et d’un bouton poussoir à ressort pour la modulation. Le premier peut être dosé vers le pitch et le VCF alors que le second déclenche simplement le LFO. N’oublions pas le sélecteur +/- 1 octave programmable, palliant l’absence de réglage de pitch sur le DCO. Sur le plan de la connectique, tout est situé à l’arrière : sorties audio gauche/droite avec sélecteur de niveau à trois positions, sortie casque stéréo, entrée CV vers le VCF, entrée pour pédale de Sustain, entrée pour pédale d’incrémentation de programme (cycle dans la banque activée), entrée synchro pour l’arpégiateur, tout cela au format jack 6,35. On poursuit avec le potentiomètre d’accordage global, l’interface K7, l’interrupteur de protection mémoire et le port DCB. Ce dernier permettait en son temps de piloter le Juno-60 avec des appareils compatibles de la marque. Avec le module MD-8, le synthé pouvait s’intégrer dans un environnement Midi de manière assez basique (notes, changements de programme avec certains synthés maison). Enfin, l’alimentation est interne et utilise un câble secteur captif, cher à la marque japonaise.
Gros son
Le Juno-60 est un synthé analogique monotimbral polyphonique 6 voix. Utilisant des DCO, il est tout de suite accordé à l’allumage. La mémoire interne renferme 7 banques de 8 programmes réinscriptibles et directement éditables en façade (les commandes fonctionnent uniquement en mode saut). Roland avait à l’époque développé deux banques d’usine de 56 sons, chargeables via l’interface cassette. Elles donnent un aperçu immédiat des atouts de la machine : cordes amples de différentes couleurs, nappes sombres, cuivres brillants, orgues percutants et basses énormes. Les niveaux de sortie sont très élevés, il faut souvent réduire le VCA sous peine de saturation pas très agréable, surtout quand le chorus est enclenché. Ce chorus stéréo est addictif, il faut bien l’avouer, même s’il souffle un peu, comme tout bon chorus analogique. On apprécie également la PWM emblématique, le sous-oscillateur qui pèse dans les graves, le grain du VCF ultra résonant et la patate de l’enveloppe.
Il est très facile de créer des déclinaisons des sons d’usine ou de repartir de zéro, compte tenu du nombre restreint de réglages. Nous ne retrouvons toutefois pas la polyvalence du JX-3P, en particulier les sons de cloches et les effets spéciaux métalliques, par manque d’interaction d’oscillateurs et de possibilités de modulation. Avec le Juno-60, on peut se prendre pour Carpenter, planer avec Enya, passer en revue l’ensemble de la production italodisco des 80’s, avant de retourner vers le futur avec Huey Lewis & The News. Chaque son évoque un artiste, un album, un film, une époque. Il va sans dire que le son est très typé, difficile de sortir de certains clichés sans traitements externes anachroniques.
Règle de six
Chacune des 6 voix fait appel à un DCO, un VCF, un VCA et une enveloppe. Donc rien de trop ! Un HPF global vient sculpter le son en bout de chaîne audio, juste avant le chorus. Il n’existe qu’un seul mode de voix : polyphonique. Donc pas de jeu en mono ou à l’unisson avec un Juno-60 de base. Pas de portamento non plus et c’est bien dommage. Le DCO permet de combiner simultanément une onde dent de scie et une impulsion à largeur variable. La largeur d’impulsion peut être soit réglée à la main, soit modulée par le LFO ou l’enveloppe. S’y ajoutent un sous-oscillateur carré à l’octave inférieure et un générateur de bruit blanc, tous deux finement dosables par des curseurs dédiés.
Le signal attaque ensuite le VCF, à savoir un filtre passe-bas 4 pôles résonnant généré par le célèbre circuit intégré maison IR3109 (équipant la seconde série de JP-4, le JP-8, le JP-6 et le JX-3P). On peut régler sa fréquence de coupure (réponse du curseur assez lisse, bravo) et sa résonance (jusqu’à l’auto-oscillation). La fréquence de coupure est modulable par l’enveloppe (avec inversion de polarité bienvenue), le LFO (dosage fin) et le suivi de clavier (0 à 100 %). Le HPF est de type 1 pôle statique. On peut régler la fréquence de coupure sur 4 positions seulement ; c’est donc surtout un EQ utile pour éliminer les basses, notamment sur certains ensembles trop pesants. Le signal passe enfin dans le VCA où il est modulé par l’unique enveloppe, sauf si on choisit la position Gate (niveau constant). Un réglage de VCA permet d’harmoniser le niveau sonore entre les différents programmes, notamment ceux qui utilisent le chorus. Ce dernier offre deux positions de modulation (I : lente et légère – II : rapide et intense) et une position de type tremolo plus anecdotique (I+II). Stéréo en sortie, il élargit et colore considérablement le son, ce qui rend le Juno-60 inimitable dans ce domaine.
Modulations basiques
Sur le plan des modulations, le Juno-60 est plus que basique, par opposition au Jupiter-8. Sorti un an plus tard, le JX-3P fera quand même mieux dans ce domaine. Ici, on n’a qu’un seul LFO (global) et une seule enveloppe (par voix). Le LFO peut osciller entre 0,3 et 20 Hz, avec une onde sinus (et rien d’autre) et un délai allant jusqu’à 2 secondes. Son cycle (libre) peut être déclenché automatiquement ou via le bouton-poussoir de modulation. Il peut moduler le pitch, la PWM (cycle toujours activé même en mode manuel), la coupure du VCF, mais pas le VCA. L’enveloppe est pour sa part analogique, contrairement au JX-3P. Comme sur le Jupiter-8, elle utilise le circuit maison IR3R01, qui lui donne une patate remarquable (attaque comprise entre 1 ms et 3 s, déclin et relâchement compris entre 2 ms et 12 s). Cela le distingue nettement du JX-3P qui est plus mou en comparaison. Il s’agit d’une enveloppe ADSR assignable au filtre (modulation réglable, avec inverseur), au VCA (c’est enveloppe ou Gate, rien de plus) et à la modulation de l’onde impulsion du DCO.
Pour moduler le son en temps réel, il n’y a que le pitchbend (assigné au pitch et au VCF avec deux curseurs de dosage), le bouton-poussoir de modulation (simplement assigné à l’activation du LFO sur ses destinations) et l’entrée pour pédale continue sur le VCF. On pourra en partie se consoler du peu de modulations avec l’arpégiateur. Il peut agir de 1 à 3 octaves, suivant 3 motifs : vers le haut, alterné ou vers le bas ; donc pas de mode aléatoire. Sa fréquence varie de 1,5 à 50 Hz (ce qui donne des effets intéressants à fréquence rapide). On ne peut pas le synchroniser avec le cycle du LFO, mais avec une horloge externe. Quand les notes sont arpégées, l’enveloppe se poursuit jusqu’à la fin de segment de déclin, un comportement type Gate qui diffère du comportement habituel des arpégiateurs, agissant par simple trigger.
Extensions Midi
Sorti juste avant la norme Midi, le Juno-60 peut être mis à jour avec différents kits développés plus ou moins récemment, donc plus ou moins disponibles. À commencer par des interfaces DCB/Midi, telles que celle conçue par Valpower. Moins coûteuse que l’interface Roland MD-8 d’époque ou que les solutions Kenton, elle permet de piloter les notes en entrée en se branchant au port DCB, laissant le Juno-60 intact. Sa disponibilité est assez changeante. On peut lui adjoindre une synchro séparée pour l’arpégiateur, telle que le boitier Doepfer MSY2. Plus intrusive, l’interface JU6-KBD de CHD Elektroservis permet de piloter, uniquement en entrée, les notes, le pitchbend, le maintien de note et l’horloge de l’arpégiateur. Elle se place sur un connecteur interne, mais nécessite d’ajouter une prise DIN Midi IN sur le synthé. L’interface MDCB60 développée par DTronics ne semble pour sa part plus fabriquée. Après quelques soudures basiques, elle prenait la place et les fonctions du port DCB.
Plus sophistiquée et toujours commercialisée, l’interface Juno-66 de Tubbutec. Outre la synchro de l’arpégiateur et l’émission des notes par la sortie Midi, elle apporte de nouveaux modes de voix (poly, duo, triphonique), un portamento sophistiqué, 2 LFO, une seconde enveloppe ADSR sur le filtre et un petit séquenceur. Par contre, elle n’intervient pas sur les mémoires internes et ne gère pas les CC Midi ou Sysex. De plus, elle est assez intrusive. Enfin, on trouve le kit Minerva de MidiPolis. Toujours disponible, il apporte une seconde enveloppe ADSR globale pour le filtre (modulation bipolaire), un second LFO avec synchro Midi (assignable aux pitch bend, DCO, PWM, niveau du sous-oscillateur, niveau de bruit, FC, résonance, VCA), une mémoire étendue à 80 programmes, l’émission/réception de CC Midi pour les commandes en façade et le transfert des mémoires par Sysex. De quoi faire du Juno-60 un synthé moderne, sans en changer le caractère sonore. Par contre, il n’apporte pas le Portamento ou les modes de voix du kit Tubbutec. Il sacrifie l’interface cassette, alors devenue inutile. Plutôt intrusif, mais pas totalement irréversible, il se fixe via un support soudé en miroir au processeur principal (conservé) et la connectique Midi In/Out prend la place du port DCB d’origine. Cette intervention nécessite beaucoup de soin. Il faut idéalement dessouder et nettoyer les contacts du processeur puis souder le support en miroir avec le même flux d’étain. On peut lire des horreurs sur la toile, liées à une mauvaise installation.
- 01 Dark Strings00:46
- 02 Huge Strings00:27
- 03 Perc Organ00:38
- 04 True Brass00:25
- 05 Saved Prayer00:45
- 06 Flash Night00:55
- 07 Sub Rez00:21
- 08 Low Phatt00:40
- 09 Soft Pad01:08
- 10 Chants Electriques00:40
- 11 Funk Clav00:22
- 12 Vocal Pad01:03
- 13 Soft Bee00:37
- 14 Sad Strings01:11
- 15 Filter Flow01:03
Conclusion
Le Juno-60 a su s’imposer sur de nombreuses productions depuis sa sortie au début des 80’s. Il a grandi dans l’ombre du Jupiter-8, déjà inabordable à l’époque. La sortie du Juno-106 quelques années plus tard n’a pas amoindri l’engouement pour l’ancêtre. Conséquence directe aujourd’hui, la cote du Juno-60 s’envole chaque jour et rien ne semble pouvoir arrêter ce délire. On comprend un peu pourquoi dès qu’on plaque les premiers accords ou qu’on bouge les curseurs : ça sonne bigrement large, gras, généreux, punchy et même très doux si on le souhaite. Bref, difficile de faire des sons pourris sur un Juno-60 ou de détester la machine. C’est un synthé simpliste, cantonné à un certain registre très 80’s, monotimbral, mono DCO, mono LFO et mono enveloppe, mais d’une redoutable efficacité. Avec sa PWM mythique, son sous-oscillateur pesant, son filtre signature, son enveloppe punchy, son chorus énorme et ses mémoires, on comprend qu’il ait fait le tour du monde des plus grands studios et des plus grandes scènes. Vite, vite, avant qu’il ne devienne inabordable !