Tout au long de ses 35 ans de carrière, Killing Joke a toujours fait office de groupe inclassable : post-punk, rock industriel, new wave, pop, gothique… autant d’étiquettes données à cette institution londonienne qui dépasse les genres et fait perpétuellement les choses à sa manière. Le son inimitable du guitariste Geordie Walker en est la parfaite illustration, tant le mot "ovni" semble être le plus à même de le décrire. Nous avons donc profité du passage de "la blague qui tue" en novembre dernier, dans un Elysée Montmartre fraichement rénové, pour tenter de percer le secret du son énigmatique de Geordie. Un décryptage auquel ce dernier s’est livré volontiers, tout en nous éclairant de son savoir !
Bonjour Geordie ! Peux-tu nous raconter comment tu en es venu à jouer de la guitare ?
Je pense que cela remonte à mes six ou sept ans. Lorsque nous allions rendre visite à ma tante préférée, je restais souvent derrière le canapé pour jouer avec le ukulélé de mon cousin pendant que nos parents étaient à table ! Le premier instrument que j’ai eu fût un orgue électrique vers mes onze ans, puis j’ai eu une guitare pour mes douze ans. Une fois que toutes ses cordes furent cassées, je me suis arrêté de jouer et je ne m’y suis remis qu’un peu plus tard, lorsque j’ai changé d’école. Mes parents étaient d’accord pour que je m’y remette à l’unique condition que je prenne des cours. J’ai donc reçu un enseignement de guitare classique par le fils d’un lord qui venait à l’école une fois par semaine au volant de son Aston Martin DB5. Il avait de très bonnes guitares faites main sur lesquelles il me trouvait tout le temps en train de jouer les tubes du début des 70’s, car il était tout le temps en retard ! C’était un mec adorable.
Puis, j’ai ressenti plus tard le besoin de posséder une guitare électrique et, à l’approche de Noël, nous avons fait la tournée des boutiques avec mes parents pour voir ce que l’on pouvait acheter aux alentours de 90 Livres à Northampton. Nous sommes rentrés dans ce magasin un samedi, et ma mère, qui a vu Jimi Hendrix en concert en 1967, était familière avec certains modèles de guitare. Il y avait cette putain de Flying V dans le magasin ! Et il y avait aussi une Les Paul Deluxe Sunburst de 1969 ou 1970 qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle de Pete Townsend ! Je n’en croyais pas mes yeux, et ma maman me disait d’essayer les guitares que je voulais. Mais il y avait tous ces mecs qui avaient l’air tellement cool dans le magasin que je n’osais pas jouer grand-chose. Avec ma mère nous avons jeté notre dévolu sur la Les Paul Deluxe : « nous voulons celle-ci ! », et mon père est devenu blême ! Il est sorti s’assoir dans un café au coin de la rue pour se calmer, car mes parents étaient loin d’être riches.
Quoiqu’il en soit, à mes quinze ans, j’ai donc eu la chance que mes parents m’offrent pour exactement 318 Livres une Gibson toute neuve ! Cette guitare était tellement facile à jouer, les Gibson du début des années 70 ont des manches très fins, c’était le rêve. Je possède toujours cette guitare d’ailleurs.
Je ne t’ai jamais vu avec autre chose que ta Gibson ES-295 sur scène (ndlr : Geordie en possède deux : sa principale datant de 1952 ainsi qu’un backup des 50’s également). Tu l’utilises depuis une éternité n’est-ce pas ?
Oui, je l’utilise depuis 1982 je dirais. J’en ai fait l’acquisition après notre troisième album, Revelations, que nous avons mis en boîte avec le producteur Conny Plank. Ce dernier m’a d’ailleurs adressé un des plus beaux compliments de ma vie : (il prend un accent allemand pour imiter le producteur décédé en 1987) « Quand j’étais petit, j’avais un poste de radio à lampes et j’écoutais de la musique classique dessus. Souvent j’aimais mettre le volume à fond et ton son ressemble à cela : de la musique classique saturée ! ». Cela m’avait touché ! Conny était adorable, et c’était un génie. Il me manque beaucoup.
J’ai vite compris que lorsque tu utilises de la distorsion et toutes les harmoniques qui vont avec, sur un accord complexe, certaines notes de l’accord vont disparaitre à cause de la distorsion. J’ai donc eu l’idée d’utiliser une guitare semi-acoustique, car de cette manière je pouvais mélanger le son saturé avec le son acoustique en utilisant un micro de contact sur la caisse. J’ai feuilleté un vieux catalogue Gibson et j’ai vu une photo de cette putain de guitare ! Il m’en fallait une et j’ai fini par la trouver dans l’ouest de Londres. Elle m’a couté 640 Livres. Je l’ai branchée et j’ai tout de suite su que c’était le son qu’il me fallait ! Tu n’as même pas besoin de trop la pousser à vrai dire, car elle possède d’emblée un signal très fort. J’ai également essayé des guitares à corps creux équipées de humbuckers, mais ces dernières, dotées de plus de parties en plastique et de ressorts, se mettaient à siffler. Cela n’avait aucun sens pour moi ! Alors qu’avec des P-90 bien vissés dans le bois, tu n’auras pas ces effets indésirables de résonance et de sifflement. Cette guitare possède également un cordier de forme trapézoïdale, que beaucoup de gens retirent, car cela a tendance à bouger, à moins d’y ajouter un peu de scotch double-face fin pour le maintenir en place. Personnellement je me sers de cette mobilité lorsque je joue, car je presse le cordier avec ma main, et sur la corde de Sol je peux pratiquement descendre d’un demi-ton rien qu’en faisant cela. Tu peux jouer des arpèges et des accords tout en te servant de ce cordier comme un vibrato qui change subtilement la tonalité. J’ai aussi très vite réalisé que cette guitare aime être accordée plus bas. Je joue donc un ton plus bas que la normale, en Ré. J’utilise du 13–56 pour mes cordes ; ce qui, dans cet accordage, me donne l’impression d’utiliser l’équivalent d’un jeu de cordes léger en accordage standard, sauf qu’étant donné que tes doigts bougent plus d’acier avec ce tirant, tu augmentes au passage la puissance de ton signal.
Outre cette ES-295 et la Les Paul Deluxe, j’étais et je demeure toujours un énorme fan du Live At Leeds (1970) de The Who sur lequel Pete Townshend joue sa SG équipée de P-90. Avec l’argent que j’avais pu économiser suite aux deux seuls réels boulots que j’ai eu dans ma vie, je me suis acheté une SG Junior ! À une époque, nous logions chez les parents de Jaz (ndlr : Coleman, chant), car il y a eu un incendie dans notre appartement londonien, une longue histoire que je ne raconterai pas ici, et il y avait une longue marche entre la maison de ses parents et notre salle de répétition. Les étuis originaux des Les Paul dans les années 70 étaient vraiment très lourds et du coup je prenais souvent la SG pour aller en répétition à l’époque, bien que je trouvais le son de cette guitare plus terne. Mais un jour je l’ai branchée sur une vieille tête Orange et j’ai réalisé que lorsque tu baissais le potard de volume, tu obtenais ce son clair merveilleux qui me rappelait celui des Fender. C’est à ce moment-là que je suis tombé amoureux des P-90, et j’en ai installé tout de suite après sur ma Les Paul ! J’ai d’ailleurs enregistré nos deux premiers albums avec la Les Paul, à l’exception de la moitié du titre Madness, dans lequel je pense que l’on peut entendre à un moment donné que le son de guitare change. Puis, comme je le disais, j’ai très vite utilisé l’ES-295 autour de laquelle j’ai choisi mes amplis et haut-parleurs. J’ai toujours utilisé des haut-parleurs 10" avec aimants Alnico. Je les trouve tout simplement plus musicaux. J’ai visité l’usine de fabrication de Celestion et je leur ai pris seize haut-parleurs 10" qui m’ont servi pendant pas mal d’années, mais j’utilise désormais des haut-parleurs Jensen.
Toujours des modèles 10" Alnico ?
Oui je reste sur cette configuration avec Jensen, même si je dois avouer que j’ai été impressionné par les Jensen avec aimants néodyme. Je les ai utilisés en studio. Je dirais que sur 60 % de notre dernier album, Pylon (2015), j’ai eu recours à une combinaison entre le petit ampli Rebel 20 d’Egnater et des baffles montés en Jensen Jet Tornado 12" qui possèdent un aimant néodyme. Ils sont très musicaux, très légers et on ne peut plus efficaces ! Franchement, cela ne me dérangerait pas à un moment donné de voir comment ces haut-parleurs se comportent avec mon matériel de scène qui est plus ambitieux, avec 100 Watts de chaque côté et quatre baffles de 4×10" pour seize haut-parleurs au total. J’aimerais voir ce qu’il se passe lorsque tu bouges moins d’air, mais avec des haut-parleurs plus efficaces. Je pourrais peut-être même remplacer mes quatre baffles 4×10" par quatre baffles 1×12". Je ne les remplacerai pas par plus gros que cela, car je ne veux pas avoir de baffle à la hauteur de mes oreilles. Tu peux stacker des 4×10" jusqu’à ma hauteur limite, car ils sont plus petits, mais pas des 4×12".
Tu viens d’évoquer tes baffles, quels amplis utilises-tu sur scène ?
J’utilise des têtes Framus Dragon actuellement et dans le passé je jouais sur des Burman, fabriqués dans le nord-est de l’Angleterre d’où je suis originaire. Greg Burman est le premier mec à avoir eu recours au concept de gain en cascade que tout le monde a copié par la suite. J’utilise les lampes KT77 qui ont un haut niveau de sortie et qui donnent beaucoup de précision aux graves. J’ai d’ailleurs l’impression que cela commence à se savoir, car je vois de plus en plus de gars mettre des KT77 dans leurs amplis Marshall ! J’utilisais avant une série de KT77 de la marque JJ, mais depuis j’utilise une sorte de réédition avec les Genelec Gold Lion.
J’adorais mes Burman, mais il y avait une faille dans leur construction : leur transformateur pèse une tonne et le châssis, fait d’un acier moulé fin, est à l’envers comme sur les Fender. Il finit toujours par se réduire en miettes ! C’est pour cela qu’il est quasi impossible de trouver des amplis Burman sur le marché, car ils sont toujours en mauvais état sur la durée à cause de cela. Adam des Sisters Of Mercy m’a offert un préampli lors de notre première rencontre. Je l’ai malheureusement perdu et je cherche à m’en procurer une paire que je modifierai ! Ce préampli est conçu comme une pédale d’effet avec un niveau ligne, et à l’intérieur on peut y trouver toutes ces putains de résistances que l’on peut « bypasser » pour obtenir le maximum du préampli ! Il faut que je jette un œil sur les amplis de puissance du coup. Ça serait très pratique pour moi, notamment pour les festivals où tu ramènes tout ton matériel sans jamais savoir ce qui t’attend. J’aimerais bien avoir une option moins encombrante, car ce préampli, dont j’ai oublié le nom, a beau délivrer 100 Watts à lampes, il n’en demeure pas plus volumineux qu’une boîte à rythmes ou un PC portable, et son rendu est bluffant ! C’est un produit allemand il me semble, mais je ne me souviens plus du nom. Je pourrais prendre ça avec un baffle monté en HP néodyme, sous la barre des 22 kilos, et tout d’un coup, mon backline deviendrait un bagage à main ! Ça serait super pratique pour nos tournées au Japon et en Australie. Je n’aurais plus à me soucier de ce qui pourrait bien arriver à mon matériel jusqu’à Adélaïde, car je l’aurais sur moi.
Ton son de guitare dans Killing Joke est aussi mystérieux qu’unique. Il n’y a aucun autre guitariste que je connaisse dont le son se rapproche du tien. Obtiens-tu ce son si particulier grâce à certaines pédales d’effet ?
J’utilise très peu d’effets à vrai dire. Mais il y a bien quelque chose que j’utilise depuis notre tout premier album. Je m’en souviens bien, car j’avais emmené Youth (ndlr : basse) avec moi au magasin Soundwave à Romford où nous avions acheté le cinquième ampli basse fabriqué par Trace Elliot ! Fred (ndlr : Friedlein, propriétaire du magasin et fondateur de Trace Elliot) et son staff étaient des gens adorables. Ils avaient ce doubleur de piste automatique (ndlr : « Automatic Double Tracking » communément appelé « ADT ») pour basse, que j’ai essayé à la guitare… et qui m’a pour le moins inspiré ! Je l’ai toujours d’ailleurs (ndlr : Geordie en possède plusieurs, certains sous le nom de PA:CE, Parmee Acoustics and Collins Electromagnetics, et d’autres sous le nom de Bell Electrolabs, une des marques commerciales de PA:CE).
Les ADT (ndlr : Geordie en utilise deux, un dans chaque boucle d’effets de ses amplis Framus) atténuent un peu les fréquences vers 2.5 kHz et cela me donne un effet à la Phil Spector (ndlr : célèbre producteur connu notamment pour sa technique de « Mur du son »), car je mixe plusieurs éléments avec le Parallel de Lehle. Tu as d’un côté un delay « slapback » simple, de l’autre un réglage de la vitesse de modulation du pitch et enfin un réglage de la profondeur de modulation du pitch. Lorsque tu règles tout ça de la bonne manière, tu n’obtiens pas d’effet de chorus, mais tu crées alors une véritable ondulation avec un effet de désaccordage que j’opère en permanence et qui s’effectue de manière aléatoire. J’ai entendu une histoire de la part d’un ami de Phil Spector. Ce dernier l’avait invité dans son studio lors d’une session d’enregistrement de quarante musiciens qui jouaient du cor d’harmonie. Il n’avait jamais entendu un tel bordel sonore ! C’était apparemment atroce ! Puis Phil Spector lui a dit de venir avec lui dans la salle de mixage. Voici son astuce : il y avait huit mecs vraiment bons sur les quarante. Ils étaient placés au centre de la pièce avec tous les micros pointés sur eux. Ainsi toute la cacophonie ambiante se mélangeait en arrière-plan à leur jeu et c’est grâce à cela qu’il parvenait à créer cette sensation d’espace sonore important ! C’est le secret de ce que l’on appelait le son de Detroit.
J’utilise également différentes pédales de delay/écho que j’apprécie surtout pour leur fonction tap tempo que je trouve très pratique. Pigtronix vient de m’en offrir une d’ailleurs, un écho analogique, mais je ne l’ai pas vraiment encore sorti de sa boîte et je ne l’utiliserai pas à moins d’en tomber vraiment amoureux ! J’ai donc en ce moment avec moi un DL4 de Line 6, mais dès la première fois que je l’ai utilisé, je n’ai pas aimé le rendu de sa modélisation numérique en direct sur ma guitare. J’utilise donc le mixeur Parallel de Lehle, aussi primitif que bien construit, qui me permet d’un côté d’envoyer le signal direct de la guitare vers les amplis et de l’autre d’isoler le DL4 de Line 6 pour pouvoir ensuite mixer les deux signaux comme je le désire en façade. J’utilise le splitteur passif P-Split de Lehle pour atteindre les deux têtes d’ampli. J’ai également une pédale de volume ; une pédale d’expression pour gérer le signal avant qu’il n’entre dans mon delay, mais je ne m’en sers jamais pour ainsi dire ; une autre pédale d’expression pour gérer le signal à la sortie du delay ; ainsi qu’un accordeur. Je n’utilise donc pas tant d’effets que cela au final !