En seulement 10 ans d'existence, Reaper est passé du rang de freeware méconnu à celui de phénomène bouleversant les leaders du marché. Retour donc sur ce not so new kid on the block à l’occasion de la sortie de sa cinquième version.
Malgré son relativement jeune âge de 37 ans, le développeur initial de Reaper, Justin Frankel, n’est pas ce qu’on appelle un débutant. Au sein de Nullsoft, la première société qu’il fonde à 19 ans, il crée ainsi le célèbre lecteur MP3 Winamp, mais aussi l’installeur NSIS et la technologie de streaming audio/vidéo Shoutcast grâce à laquelle nombre de webradios, mais aussi de WebTV vont devoir leur existence. A 21 ans, il vend Nullsoft à AOL, alors leader des fournisseurs Internet aux USA, pour la coquette somme de 80 millions de dollars. Les poches bien remplies, le jeune homme ne s’endort pas pour autant sur ses lauriers et en 2000, il co-invente avec Tom Pepper, ancien développeur de Nullsoft, le protocole réseau décentralisé GNUtella sur lequel reposent nombre de logiciels de partage Peer2Peer (dont LimeWire, notamment), puis Waste, autre protocole P2P mettant l’accent sur le cryptage. Mais Justin est aussi musicien et en 2005, il co-développe Ninjam, la première plateforme permettant de jammer via Internet, la synchronisation se faisant grâce à une mesure de décalage entre les participants. À peu près à la même époque, le jeune homme s’intéresse aux effets en temps réel et développe Jesusonic, un multieffet logiciel pour guitare qu’il imagine faire tourner sur un Linux embarqué dans du hardware. La chose restera toutefois au stade du prototype, Justin ayant finalement conclu qu’il était plus à l’aise avec le monde logiciel. Et c’est alors que le projet Reaper commence, pour arriver dans première version le 23 décembre 2005.
Le modèle Reaper
Au début, il ne s’agit que d’un freeware très limité et dont l’interface semble bien maladroite. Mais les mises à jour se succèdent à un rythme effréné et un an et demi plus tard, la v1 du logiciel débarque avec un modèle pour le moins étonnant sur le marché des STAN : le soft est proposé en version d’évaluation complètement fonctionnelle, même lorsque vous avez dépassé la période d’évaluation légale de deux mois. Pas de bridage donc, ni même de dispositif contre le piratage, mais un pacte de confiance passé avec l’utilisateur : s’il utilise le logiciel et fait plus de 20 000 $ de chiffre d’affaires annuel grâce à lui, il devra s’acquitter d’une licence de 225 $, ce prix tombant à 50 $ s’il fait moins de 20 000 $ de CA annuel. En face d’un Cubase 4 vendu alors 879 €, la formule a de quoi intéresser plus d’un utilisateur et même si Reaper est encore loin de proposer le dixième de ce qu’offre la concurrence, il n’en agrège pas moins une petite communauté sur laquelle repose toute la stratégie de Cockos.
L’idée centrale de cette dernière, c’est de donner un maximum de pouvoir à l’utilisateur pour qu’il ait envie de s’impliquer dans le logiciel, son évolution et sa promotion. Donner le pouvoir, c’est évidemment être à l’écoute des critiques et des demandes des utilisateurs via le forum de Cockos, mais c’est aussi permettre à tout un chacun de personnaliser le logiciel comme il l’entend. Menus, raccourcis et barres d’outils, design graphique global : une grosse partie du soft peut être éditée cependant que des scripts et des macros offrent la possibilité de programmer des actions complexes, et que toutes ces préférences peuvent être sauvegardées bien sûr, mais aussi exportées, échangées entre les utilisateurs. Et là où Reaper fait fort, c’est que ce côté malléable du logiciel n’a d’égal que la souplesse de son moteur audio : les pistes n’y sont pas soit audio soit MIDI, elles sont les deux à la fois, ce qui offre une incroyable puissance en termes de routing. Faire varier n’importe quel paramètre MIDI d’un plug-in en fonction du niveau de n’importe quelle piste, c’est par exemple possible.
Résultat : alors que le logiciel ne pèse qu’une quinzaine de Mo et qu’il peut donc être embarqué sur n’importe quelle clé USB, il offre une richesse fonctionnelle impressionnante. L’utilisateur a le pouvoir ? Oui, et c’est aussi très intéressant pour Cockos qui en récolte tout le bénéfice que ce soit au niveau du service qualité, du support, de la communication ou encore du marketing.
C’est ainsi la communauté qui fait les Alpha et Beta tests des nouvelles versions, mais aussi une bonne partie de la documentation et la localisation du logiciel, tandis que chaque utilisateur se transforme en évangélisateur potentiel. Il est d’ailleurs assez amusant de voir les plus farouches Reaperiens expliquer que Cockos ne fait pas de Com’ alors qu’en disant cela, ils sont la stratégie Com’ incarnée de Reaper, le bouche-à-oreille étant une technique de réclame vieille comme le monde. Et l’on comprend mieux aussi par ce biais, comme par le fait que le séquenceur soit vendu quasi nu (quelques effets de base, mais quasiment pas d’instruments virtuels, de ressources audio ou pédagogiques fournies et encore moins de services) les prix agressifs pratiqués par Cockos. Après tout, sans SAV, sans distribution, sans Com’ ni marketing, sans contrôle qualité et sans localisation qui sont tous déportés vers une communauté bénévole, les frais se résument aux salaires d’une poignée de développeurs pour l’essentiel, dans le sillage d’un modèle de plus en plus courant dans le monde de l’informatique musicale (celui d’une foule de petites compagnies proposant des plug-ins et où le développeur cumule en général toutes les tâches nécessaires à l’essor comme à la survie d’une société). Avec en prime, pour ne rien gâcher, un bonus en capital sympathie : Reaper, c’est le séquenceur du peuple par le peuple et pour le peuple. Pas de connerie marketing, pas de blabla, pas de SynchroLok ou d’update hors de prix : juste un logiciel qui répond aux demandes de sa communauté, fait par des dévs avec lesquels on peut discuter simplement sur les forums.
En face d’un Apple qui snobe joyeusement les utilisateurs de Logic, ça fait son petit effet.
STAN 2.0
En termes d’image, le positionnement est en or, mais il est pourtant source d’un vieux malentendu lié au fait que l’offre concurrente située sur la même tranche de prix consiste en des versions allégées destinées aux débutants. Or, en dépit de son prix, Reaper n’est pas spécialement dédié aux débutants. Au fil des versions, sa tendance à l’exhaustivité fonctionnelle tendrait même plutôt à le destiner sinon aux pros, du moins aux utilisateurs avertis. Car si l’on peut certes débuter dans la MAO avec Reaper, il ne fait aucun doute qu’on peut bosser professionnellement avec. Certes, Rick Rubin ou Nigel Godrich ne sont pas encore prêts de lâcher l’excellent Pro Tools qui les fait vivre depuis deux décennies et auquel ils se sont habitués, à plus forte raison quand la force du logiciel d’Avid réside dans son historique intégration au sein des studios d’enregistrement et dans son côté solution ‘hard/soft’ clé en main. Mais tout de même : bien qu’il s’agisse pour la plupart de parfaits inconnus, on voit de plus en plus de gens facturer des prestations d’enregistrement ou de mixage et utiliser Reaper, que ce soit pour ses qualités intrinsèques (légèreté, souplesse, puissance) ou pour des raisons plus simplement économiques : avec la crise qui touche depuis plusieurs années le monde des studios et de la musique, même un ingé son ou un musicien avec des ambitions professionnelles n’est pas forcément en situation, du moins au début de sa carrière, d’investir des milliers d’euros dans un Pro Tools ou un Nuendo et un bundle de plug-ins Waves ou une carte UAD. Et à supposer qu’il soit dans une logique d’investissement, il investira plus volontiers, dans un premier temps, dans son parc de micros, ses écoutes ou ses préamps. La situation profite ainsi à Reaper, comme aux petits éditeurs de logiciels qu’ils s’appellent ValhallaDSP ou D16, Melda ou Audio Damage, Stillwell, SKnote, DDMF ou Klanghelm pour n’en citer que quelques-uns. Et comme dans tous les secteurs de l’industrie, l’entrée de gamme progresse beaucoup plus vite que le haut de gamme, on s’aperçoit vite que les références d’hier sont aujourd’hui concurrencées, qualitativement parlant, par des produits vendus une poignée d’euros… lorsqu’ils ne sont pas gratuits.
Ce tassement du marché n’aura épargné personne et s’il y a encore 10 ans, certains éditeurs vendaient sans problème leurs STAN un millier d’euros, la précarisation du milieu de la musique, l’avènement de logiciels aux modes de distribution innovants comme Reaper, Tracktion ou FL Studio et le coup de tonnerre opéré par Apple en 2011 en proposant Logic Pro sous la barre des 200 euros ont imposé une nouvelle donne, divisant à peu près tous les prix par deux… Et c’est sans même parler de Native Instruments qui, à grands coups de Komplete, a mis à genoux le monde des effets et instruments virtuels.
Bref, Reaper est devenu le type même du soft en rupture avec les anciens modèles, une sorte de STAN 2.0 qui n’aurait jamais pu voir le jour sans la révolution Internet et le rapport direct et interactif qu’il est désormais possible d’avoir avec une communauté d’utilisateurs, mais qui, en dépit de sa réputation de New Kid, souffle déjà sa dixième bougie avec cette version 5 que nous allons détailler.
Oui, je sais, j’ai pris le temps de planter le décor…
High Five
Proposé en 32 comme en 64 bits pour Windows et Mac OS X (mais toujours pas sous Linux), le logiciel est toujours aussi léger et pèsera, selon les versions, entre 8 et 15 Mo. Un poids toujours aussi impressionnant lorsqu’on rentre dans le logiciel et qu’on considère la foultitude d’options qu’il renferme.
Le lancement est du coup quasi immédiat et on a vite fait de se retrouver face au nouveau thème graphique de cette V5 qui, sans dépayser complètement l’utilisateur de la version précédente, n’en a pas moins cédé à la mode du Flat design. L’ambiance est à l’épure donc, ce qui n’est personnellement pas pour me déplaire, même si cette refonte n’a pas trop d’enjeux vu que les principaux skins de la V4 seront sous peu disponibles pour la V5 et que les fans des tables de mixage en alu brossé avec gros boutons lumineux et joues en ronce de noyer pourront bientôt retrouver le photoréalisme et le skeuomorphisme qui leur plait tant.
Au rayon graphisme, profitons de l’occasion pour huer les icônes de base qui sont les mêmes que celles de la version 4 et sont toujours aussi peu claires, tandis qu’à plusieurs reprises, les faibles contrastes de polices beaucoup trop petites violent les lois de base de l’accessibilité : avec du gris clair sur gris un peu moins clair et des typos de 10 pixels de haut dans certaines parties de l’interface, il est dur de faire moins lisible. Reaper n’est donc pas prêt d’être certifié WCAG… On ne criera toutefois pas au scandale vu que tout ceci est aisément éditable grâce au système de personnalisation, même si nous verrons plus tard que tous les petits soucis de design ne sont pas rattrapables avec un pack d’icônes et un thème visuel.
En outre, ce n’est pas tant au rayon cosmétique que cette version 5 est la plus intéressante, mais bien du point de vue des nouvelles fonctionnalités.
Ça tourne !
L’une des principales nouveautés mises en avant par Cockos pour cette V5 tient à la meilleure intégration de la vidéo, un progrès qui ravira ceux qui font du son à l’image même si, sur ce point précis, Reaper n’est toujours pas le soft le plus pertinent que nous ayons rencontré. Certes, il lit désormais les vidéos et comme il s’appuie sur VLC, s’avère capable de gérer un grand nombre de formats, mais cette partie du logiciel demeure bien spartiate : on ne dispose pas d’aperçu des images de la vidéo depuis la Timeline notamment, ce qui est pourtant éminemment pratique lorsqu’on bosse sur un film un peu long.
Bizarrement, plutôt que de proposer cette fonction, Cockos a préféré se concentrer sur un système de traitement vidéo qui permet de faire de la correction comme des traitements créatifs : on peut ainsi saturer les couleurs de la vidéo, recadrer, insérer un titre, appliquer tel ou tel effet. Bref plein de choses étonnantes, mais qui, de mon point de vue, sont parfaitement inutiles : d’abord parce que l’interface de tout cela est extrêmement indigeste en termes d’esthétique comme d’ergonomie (on se situe quelque part entre le Minitel et la ligne de commande DOS), et surtout parce qu’il existe nombre de logiciels au même prix que Reaper (voire moins chers, voire gratuits) qui font tout cela beaucoup mieux que lui, sur Mac comme sur PC. Faire du traitement vidéo dans Reaper parait alors tout aussi intéressant que de faire de la retouche photo dans Word, ou du tableur sous Photoshop. Et je me suis bien amusé à regarder un tuto sur le web montrant comment utiliser Reaper pour faire du sous-titrage, ce qui alourdissait considérablement le workflow d’une tâche déjà bien ingrate. Du coup, on espère franchement que Cockos sortira un vrai banc de montage vidéo sous la forme d’un autre logiciel (ce serait génial !), ou abandonnera cette fonction qui n’a absolument aucun intérêt dans une STAN (on ne leur en voudra pas !).
Quitte d’ailleurs à penser à ceux qui font du son à l’image, et notamment aux compositeurs de musique de film, on espère surtout que les développeurs se pencheront sur l’absence toujours regrettable d’un éditeur de partition, ou de l’intégration d’un produit tiers au sein de Reaper.
Je vous rassure, c’est le seul coup d’épée dans l’eau de cette version 5, et il n’est pas bien grave, car pour le reste, Cockos a plutôt bien bossé en apportant de vraies nouvelles fonctions qui changent la vie de l’utilisateur.
Sous le capot
Parlons technique d’abord avec le support de la norme VST3 pour les plugs (c’est heureux vu que Steinberg a annoncé il y a quelque mois l’abandon de VST2) et la possibilité de gérer en ASIO jusqu’à 512 entrées/sorties, ce qui est toujours pratique lorsqu’on veut enregistrer trois orchestres symphoniques en même temps.
Mais la plus intéressante avancée côté technique réside dans la prise en charge du langage de script LUA. Autrement plus populaire (et donc accessible) que les langages que Reaper utilisait pour ses scripts jusqu’ici, ce dernier est notamment très utilisé par l’industrie du jeu vidéo, mais aussi par UVI pour son UVI Workstation et pour MachFive. Ce qui veut dire ? Ce qui veut dire que LUA est documenté sur le web (on trouve des tutos, des ressources, etc.), qu’il est utilisé par une vaste communauté et que cela promet bien des choses pour l’avenir. N’étant pas développeur, je m’en tiendrai là, mais il convient de saluer cette intégration hautement stratégique à l’heure où la concurrence se referme souvent sur ses propres technos, ne donnant pas aux utilisateurs la possibilité de faire évoluer leur logiciel.
Refermons le capot et intéressons-nous maintenant aux équipements de série qui concernent tout le monde, à commencer par l’arrivée des…
Faders VCA !
Cockos suit la mode et après Cubase, Samplitude ou Logic, c’est à lui d’intégrer cette fonction issue des consoles hardware et qu’on trouve depuis des lustres dans Pro Tools. Je rappelle le principe : un fader VCA est un fader qui permet de piloter plusieurs autres faders sur un mode ‘maître/esclave’. Comme un groupe en somme ? Non, car il ne s’agit vraiment pas de faire transiter l’audio dans une tranche, juste de piloter les faders à la façon d’une télécommande, et accessoirement tout ce qu’il y a autour : l’armement de l’enregistrement comme celui de l’autom, le pan, l’inverseur de phase, le solo, le mute, etc. Bref, une fonction bien pratique en mixage que tous les concurrents qui ne l’ont pas encore finiront par intégrer : soyez-en sûr. Rien que pour ça et le support du VST 3, la mise à jour à 60$ vaut le coup.
Or, ce n’est évidemment pas tout. Et puisqu’on parle de VST, il convient d’évoquer les nouveautés du point de vue de la gestion des plug-ins.
Trop smart
S’il était possible dans le gestionnaire de plug-ins de Reaper de se créer des dossiers dans lesquels on pouvait glisser ses effets ou instruments favoris, Cockos nous propose désormais les nouveaux Smart Folders. L’idée c’est d’associer un mot clé qui permettra de faire en quelques secondes un filtrage automatique des plug-ins. Si vous créez ainsi un Smart Folder sur le mot ‘comp’, ou sur le mot ‘verb’, vous avez ainsi un moyen ultra rapide de retrouver tous vos compresseurs et reverbs sans devoir aller à la pêche.
C’est bien vu, même si c’est moins intéressant que l’autre nouveauté concernant les effets. Si Reaper gérait déjà les objets audio à la Samplitude en permettant l’insertion de plug-ins au niveau du clip (la ‘prise’ comme on dit dans Reaper) en plus des effets de pistes, on sera ravi d’apprendre que ces effets peuvent désormais disposer de leurs propres courbes d’automations et réagissent au MIDI Learn. Il conviendra de distinguer désormais les automs de pistes des automs de prise, ce qui offre une grande souplesse et permet de tirer un meilleur parti de cette approche ‘objet’. Ne manque plus désormais que la possibilité d’envoyer un objet dans un bus d’effet pour jouir des mêmes possibilités que dans Samplitude à ce niveau : c’est assez impressionnant pour un soft vendu tellement moins cher.
Trop pas smart
Assurément moins Smart que les dossiers, le Media Explorer évolue gentiment avec le support d’onglets de navigation, la possibilité de rechercher dans des sous-dossiers et… c’est à peu près tout. Sur ce point aussi, Cockos a une grosse marge de progrès, le navigateur ne gérant ni les tags, ni les notes, ni le tempo ou la signature des boucles et se contentant de répertorier des fichiers audio et MIDI quand la gestion de presets centralisés s’impose peu à peu comme une évidence sur laquelle Native Instruments comme Akai entendent bien faire leur beurre. Précisons-le aussi : il n’y a pas de pré-aperçu des fichiers vidéo sous forme de vignettes. Bref, on est très loin de l’excellente Media Bay d’un Cubase par exemple… On est même très loin de l’explorateur Windows ou Mac OS X…
Cockos se rattrape toutefois du côté du MIDI avec la gestion du note off et du velocity off dans le piano roll (même si ce n’est pas géré par tous les instruments et tous les claviers, c’est une bonne chose que ce soit finalement présent) et un métronome on ne peut plus complet, dans lequel on peut définir des patterns avec temps forts et temps faibles. On est bien loin du simple bip-bip qui tient lieu de métronome chez la plupart des concurrents…
Évidemment, il y a encore des dizaines de petites améliorations ici ou là, ou encore des optimisations côté performances, plus encore vu que les versions 5.01, 5.02 et 5.03 sont déjà sorties, chacune apportant son lot de bug fixes ou de petites nouveautés, mais j’aime autant vous laisser le soin d’aller voir les changelogs pour m’attarder sur les choses géniales qu’on trouve dans Reaper (et pas seulement depuis cette version 5), comme sur ses lacunes.
Les idées qui tuent
Au-delà de la personnalisation de ses fonctions comme de son design, une des choses qui frappe le plus à l’usage du logiciel, c’est l’incroyable souplesse de son moteur audio : une piste n’est pas spécialement audio ou MIDI, mais elle peut gérer les deux à la fois, et il est extrêmement simple de passer d’un univers à l’autre. Il est par exemple possible de piloter un paramètre MIDI d’un plug-in d’après l’amplitude d’un signal audio, comme nous nous sommes amusé à le faire dans la vidéo jointe à cet article. Et ça n’a rien d’un gadget, car ça permet une finesse de traitement sans égal.
De la même manière, on trouve dans les petits modules issus de Jesusonic des splitters et joiners de bandes, qui permettent de faire du traitement multibande avec l’intégralité de vos plug-ins sur n’importe quelle piste : une réverb dans le haut, un chorus sur les médiums et une disto sur le bas du spectre ? C’est possible et ce genre de bidouille est très intéressante tant dans une optique créative qu’au moment du mixage. Certes, tout cela n’est pas aussi ergonomique que dans Studio One 3, mais ça n’en demeure pas moins là, pour 60 petits dollars.
Par ailleurs, je ne crois pas avoir jamais vu dans un autre soft un aussi bon système d’organisation de fenêtre. On peut faire ce qu’on veut au niveau de la disposition des différentes fenêtres du logiciel, et ce de façon extrêmement simple avec, évidemment, la possibilité de sauvegarder ses configs d’écrans.
Toujours au rayon ergonomie, la fonction ‘Show in track control’ permet d’ajouter librement des potards dans le bandeau d’une piste (dans Reaper, on appelle ça le Track Control Panel) pour piloter n’importe quel paramètre d’un plug-in, mais aussi d’une séquence : on peut ainsi, en fonction des besoins, ajouter un potard qui servira à piloter le pitch bend, la modulation ou encore n’importe quel contrôleur continu. C’est très bien vu et si l’on considère que ce potard est ensuite susceptible d’être soumis à un autre paramètre, un LFO ou tout simplement un signal audio, les possibilités sont dantesques. Et comme les choses sont bien faites, vous avez la possibilité d’afficher ou non ces potards supplémentaires sur la tranche du mixeur correspondant à votre piste. Bravo.
Snap : the Power
Énième fonction très intéressante : les snapshots. Comme dans d’autres STAN, il est possible au sein d’un morceau de sauvegarder différents états de la table de mixage (volumes, pans, inserts, send, etc.) histoire d’explorer différentes possibilités ou de garder une trace de l’historique d’un mixage. qu’on pourra rappeler d’un simple clic (on appelle cela un ‘recall’, soit rappel). Mais là où Reaper fait fort, c’est qu’il est possible d’effectuer un rappel sélectif d’un snapshot : ne rappeler que les panoramiques par exemple, ou que les envois, ou encore ne rappeler que ce qui concerne une piste en particulier. Autant dire que la chose est assez puissante et amène énormément de souplesse à l’heure du mixage. Et là où c’est encore plus fort, c’est que le rappel de Snapshots peut se faire d’un projet à l’autre ! Inutile de dire que la chose offre un gain de temps appréciable lorsque vous devez bosser sur plusieurs titres issus de la même session et qui du coup présentent bien des aspects communs au moment du mix : si vous vous êtes pris la tête à mixer une batterie sur un titre A, vous pouvez ainsi rappeler ce mix sur un titre B, sans qu’il impacte les tranches des autres instruments.
Pour finir, évoquons la souplesse offerte par les macros et les scripts qui permettent réellement d’envisager son séquenceur comme un terrain de jeu, comme les Beatles le faisaient à Abbey Road en harcelant le pauvre Ken Townsend. Souvent, en utilisant une STAN, on en vient à se dire ‘ce serait génial si l’on pouvait faire ceci ou cela’. Et la force d’un Reaper, même si tout n’est pas toujours possible, c’est qu’on se demande plutôt comment on va le faire…
Reno Mellow, qui m’a grandement aidé à préparer mon test et que je remercie chaleureusement, m’a ainsi montré un moyen de contextualiser des raccourcis clavier en fonction de la position de la souris : si celle-ci est au-dessus d’un clip audio, la touche servira à le splitter, alors que si la souris est au-dessus d’une tranche de console, la même touche servira à la passer en Solo. Puissant ? Oui, c’est le mot…
Une puissance qu’on semble toutefois devoir payer, non pas en euros, mais par quelques défauts indécrottables qui subsistent de version en version.
Lacunes
Si Reaper fait quantité de choses très bien et offre bien des possibilités que la concurrence ne propose pas, il n’en demeure pas moins critiquable sur bien des aspects. J’ai évoqué plus haut les progrès restant à faire sur le navigateur de médias, la gestion de la vidéo ou encore l’absence d’éditeur de partition.
J’ajouterai à cela la non-intégration de Melodyne. Même si l’algo de Time Stretch/Pitch Shift Elastique Pro de zPlane s’en sort très bien sur les transpositions dans sa version 3 (et même parfois mieux que Melodyne), il n’offre pas pour autant ici tous les raffinements ni la simplificité du soft de Celemony dans l’édition en note à note (contrôle de l’amplitude, du vibrato, édition de placement, etc.) et ne permet toujours pas d’édition polyphonique. Et si rien n’empêche évidemment d’utiliser Melodyne comme un simple plug-in, on aurait vraiment apprécié que ce dernier jouisse d’une belle intégration comme c’est le cas dans Studio One, Sonar ou Tracktion. Ou que Cockos, quitte à utiliser zPlane, l’intègre comme Steinberg l’a fait avec le VariAudio de Cubase, car pour l’heure, ReaTune est loin de tenir la comparaison…
Par ailleurs, même si la chose se comprend à 60$, on regrettera que Cockos ne s’intéresse pas plus aux instruments virtuels dans le sillage de ses excellents Reaplugs. Quand je pense à tout ce temps perdu à coder un processeur d’effets vidéo, je me dis qu’il aurait été autrement plus constructif de faire un sampler scriptable qui aurait enflammé la communauté…
Mais le plus regrettable, selon moi, tient à la finition ergonomique du logiciel.
Le moteur d’une Ferrari dans une 2CV ?
C’est ainsi que le soft propose des menus gargantuesques qui se décomposent eux-mêmes en copieux sous-menus et dans lesquels le primordial rencontre l’anecdotique, noyant souvent la visibilité du premier au détriment du second et où les redites sont nombreuses, comme si Cockos voulait nous montrer tout ce que son soft peut faire.Il ne s’agit pas en effet de faire une critique éminemment subjective de telle manip qui serait plus ou moins pratique ici ou là par rapport à la concurrence, mais bien de cette impression d’avoir affaire à un logiciel où l’organisation des interfaces manque de cohérence, et où la hiérarchisation de l’information comme des commandes est trop souvent hasardeuse.
Lorsque vous faites un clic droit sur un item, vous avez ainsi accès en haut du menu au sous-menu Items Settings, au panneau Item Properties et au panneau Source Properties. 3 items qui ne pourraient faire qu’un vu que les commandes d’Items Settings et les infos de Source Properties sont intégralement présentes dans la fenêtre Item Properties.
Les exemples de ce genre sont légion et portent réellement préjudice au logiciel qui semble complexe alors qu’il est juste bavard et mal foutu tel qu’on nous le présente. Certains objecteront que Cockos nous laisse de multiples façons d’accéder au même outil, au nom de la souplesse. Oui, mais non : la souplesse, ce n’est pas le bordel pour autant (pour vous dire, parfois, on se croirait dans les pires fenêtres de Samplitude) et il est bien dommage que ce soit à l’utilisateur de faire le ménage dans les menus sitôt le logiciel installé, même si l’extension ReaMenus fait le job pour vous.
En outre, les options de personnalisation du logiciel ne sauvent pas tout, car on n’a pas la main sur quantité d’interfaces secondaires (fenêtres de paramétrages, d’options) qui, si elles sont lisibles, sont souvent assez mal foutues en termes de hiérarchie et d’organisation de l’information, comme si elles avaient été conçues par des gens qui n’ont jamais utilisé autre chose qu’UltraEdit.
La fenêtre d’options de routing d’une piste est un bon exemple de cela : la valeur du pan s’y trouve sous le slider de volume situé à gauche, alors que le slider de pan est quant à lui situé à droite. Et il est dur d’y comprendre quoi que ce soit de prime abord vu qu’aucun label n’indique quel slider correspond à quel paramètre. Très rapidement, on s’habitue certes à ce non-sens ergonomique, mais on ne s’étonnera pas, à considérer ce genre de détail comme l’organisation de quantités d’interfaces secondaires où s’agglutinent des options par dizaines, que Reaper passe aux yeux de certains pour un soft plus compliqué, alors qu’il est juste souvent mal organisé et fait fi de certaines conventions ergonomiques.
Bref, il y a du taf pour remettre tout cela au carré, du taf d’ergonome bien plus que de graphiste ou de développeur, car ce n’est pas la possibilité d’avoir des faders en ronce de noyer qui va changer cet aspect du logiciel.
Accessoirement, on en profitera pour demander à ce que les excellents plug-ins ReaPlugs soient aussi skinables ou pour le moins revus d’un point de vue ergonomique, les slider horizontaux étant parmi les contrôles les moins pratiques à utiliser avec une souris.
Il faut séquencer son jardin
Je pourrais bien faire semblant de râler des heures sur ce qui manque ici et là ou encore ce qu’il y a à parfaire que ça ne changerait rien à la jolie baffe que je me suis prise en descendant dans les entrailles de ce ‘petit’ soft à 60 dollars. Soyons clairs : malgré ses défauts, Reaper n’a rien d’un soft au rabais et tient la dragée haute à tous ses concurrents, si pros soient-ils. Pire : il leur dame le pion sur bien des aspects fonctionnels, même s’ils lui rendent la pareille sur d’autres fonctions. Comme il est en outre codé par des gens apparemment sympas et qu’il fait l’objet d’une communauté tout aussi sympathique, je vois mal comment ne pas recommander, sinon son usage, du moins son essai à tout le monde.
Même les débutants ? Même les débutants !… Pour peu qu’ils soient motivés, car, à la fin, si le soft est trop bavard et mal foutu par endroit, s’il réclame quelques fondamentaux (bien comprendre une matrice de routing par exemple), tout cela n’a rien d’insurmontable. En virant la moitié des menus, il y a clairement de quoi en faire quelque chose de plus respirable pour quelqu’un qui débarque dans la MAO.
Pour les débutants comme pour les autres, il ne fait d’ailleurs aucun doute qu’il demande un investissement en termes de temps : prendre le temps de comprendre comment il fonctionne (comme pour les autres STAN sur ce point), le temps de le customiser, de se bricoler ses actions à soi, etc. Autant de choses qui raviront les uns, comme elles pourront exaspérer les autres. L’un des risques avec Reaper, c’est en effet de bichonner sa STAN plus que de l’utiliser pour faire de la musique, comme ces guitaristes qui ne jouent jamais, mais passent leur temps à recâbler leur pedalboard ou à lustrer leur guitare. Et sans même aller jusqu’à cette caricature, il faut bien comprendre que Reaper est à ses concurrents ce que Lego est à Playmobil, ce que Windows est à OS X ou encore ce qu’Android est à iOS : un outil à ce point malléable qu’il pourrait en théorie s’adapter à tous les utilisateurs, et que c’est précisément pour cette raison qu’il en rebutera certains. Parce que les Playmobils, c’est en définitive aussi rigolo que les Legos. Et que lorsqu’on veut jouer à l’attaque d’un bateau pirate, on a pas forcément envie de construire le fameux trois mats ni tout l’équipage.
Tout tient en définitive dans l’approche philosophique que vous avez de l’outil et de la création : l’outil parfait est-il universel ou est-il taillé pour celui qui l’utilise ? Pour être efficace, doit-il tendre vers la basicité ou la sophistication ? Les contraintes de l’outil sont-elles enfin bénéfiques ou néfastes pour l’acte créatif ? Allez-y : vous avez 4 heures.
Si toutefois au terme de la dissert, vous avez 60 balles en poche et devez vous acheter une STAN, le choix est simple à ce prix, et il incarne parfaitement ces deux philosophies diamétralement opposées : d’un côté Reaper, de l’autre Tracktion.
Qui a dit les deux ?