Bitwig Studio premier du nom est certes sorti en 2014, mais les premières annonces le concernant avaient été exprimées en 2012. Aujourd'hui donc âgée de sept ans, la fameuse STAN berlinoise pourrait bien avoir atteint l'âge de raison !
Depuis 2014, la firme allemande semble maintenir le rythme d’une mise à jour majeure de son logiciel tous les deux ans. Et si vous suivez un tant soit peu l’actualité des STAN à boucles, vous n’êtes pas sans ignorer que le terme « majeur » convient particulièrement à la présente évolution du soft vendue 379 €. Celle-ci en effet n’intègre rien moins qu’un nouvel environnement virtuel de synthèse sonore et de sound design modulaire qui fait déjà joliment parler de lui : The Grid.
En quoi consiste cette nouveauté, quel intérêt présente-t-elle pour nous les utilisateurs, comment se démarque-t-elle de la concurrence et de quelle manière participe-t-elle à l’affirmation de l’identité de Bitwig Studio ? Ce sont les principales questions auxquelles nous allons tenter de répondre dans le présent banc d’essai.
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[Encadré : MPE – MIDI Polyphonic Expression ou Multidimensional Polyphonic Expression selon les fabricants
Bitwig a depuis la version 1 proposé un système propriétaire de gestion MIDI par note, avant d’adopter le MPE de manière complète et définitive avec la version 2.4. Le protocole MPE est une évolution de la norme MIDI existante, reconnue officiellement par la MMA (MIDI Manufacturer’s Association) en janvier 2018 et qui permet notamment de ne plus affecter les effets MIDI comme le pitch bend ou l’aftertouch par canaux entiers, mais de manière beaucoup plus précise note par note. Des instruments hardware comme le Continuum Fingerboard, le Roli Seabooard et le Linnstrument ou virtuels comme l’UVI Falcon intègrent cette nouvelle norme. ]
Les nouveautés
Mais avant d’attaquer le plat de résistance, je me permets de vous présenter rapidement les autres nouveautés et améliorations que nous propose cette nouvelle mouture de la STAN allemande. Tout d’abord, Bitwig Studio dispose maintenant d’un backup automatique à chaque sauvegarde d’un projet. Le logiciel est également devenu compatible avec le protocole Link d’Ableton permettant la synchronisation instantanée entre outils de MAO sur la même plateforme ou non.
L’inspecteur de piste a été revu pour les instruments supportant la polyphonie avec notamment trois modes différents de gestion des voies. La timeline nous offre une nouvelle règle temporelle dont l’affichage peut être désactivé. On peut passer instantanément d’une version antérieure d’un plug-in propriétaire à sa version la plus récente d’un simple clic sur le header (par exemple pour passer de EQ-2 à EQ-5). On peut programmer des raccourcis pour des fonctions d’activation et désactivation de pistes.
L’interface graphique a hérité de paramètres supplémentaires. Et enfin la liste des contrôleurs MIDI nativement reconnus s’est étoffée du Keith McMillen Instruments K-Board Pro 4.
Et maintenant…
Nouveau time stretch
… je vous fais encore un peu patienter car je ne peux pas ignorer un énorme progrès qui a eu lieu depuis la review que nous avions faite en 2016 de la version 2.0 du logiciel dans laquelle j’avais à l’époque souligné la qualité discutable des algorithmes de time-stretch embarqués. Et puis en février 2018 est arrivée la version 2.3 de la STAN, et Bitwig s’est enfin décidé à considérer lucidement les faibles performances de son algoritme maison, à rabattre le caquet de son orgueil qui l’incitait sans doute à vouloir ici aussi tuer le père Ableton Live, et à se décider à faire tout comme lui appel au savoir-faire de Zplane pour acquérir enfin des algoritmes performants ! Bitwig Studio intègre donc depuis lors les modes Elastique « Solo », « Eco » et « Pro », comparables respectivement aux modes « Beats », « Tone » et « Complex » de Live, à savoir que Solo est particulièrement efficace sur les voix et les instruments monodiques, « Eco » se débrouille le mieux avec les séquences percussives et Pro est davantage prévu pour les textures sonores riches et les morceaux entiers.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les résultats obtenus sont bien meilleurs que ce à quoi nous étions habitués par le passé ! Rien que pour le plaisir un peu sadique d’enfoncer le clou, je vous propose d’écouter les deux traitements d’un même fichier, ici à 110 BPM :
puis ralenti à 70 BPM avec l’ancien algorithme prétendument « HD » (que Bitwig a tout de même conservé avec les autres anciens modes par souci de rétro-compatibilité des projets) :
et enfin avec le nouveau mode Elastique Pro :
The Grid
Mais ce qui fait réellement l’objet de toutes les attentions dans cette dernière version de Bitwig Studio, c’est bien évidemment l’environnement modulaire The Grid ! On ne peut d’ailleurs à cette occasion que saluer la constance et l’opiniâtreté avec laquelle les développeurs berlinois façonnent depuis les débuts l’identité de leur produit à chacune de ses nouvelles itérations. Là où certaines STAN se sont révélées comme étant principalement des outils de composition, d’autres comme des outils d’enregistrement et de mixage et enfin un certain logiciel en particulier comme un outil de performance « live », Bitwig Studio s’affirme à chaque nouvelle version davantage comme « la » STAN dédiée à la modularité et au Sound Design.
Lors de notre dernier banc d’essai, nous avions testé le système qui permettait d’associer aux paramètres des plug-ins pré-existants toutes sortes de modulateurs offrant la possibilité de dépasser les limitations de conception initiales desdits plug-ins, par exemple en affectant au cutoff d’un filtre du marché un LFO maison de Bitwig Studio. Les développeurs allemands ont depuis lors poursuivi dans cette voie-là et nous proposent avec la version 3 de dépasser le stade du « simple » perfectionnement de plug-ins existants pour atteindre celui-là même de la création de nouveaux outils sonores.
The Grid est disponible en deux versions : un instrument « Poly-Grid » et un effet « FX Grid ». Nous reviendrons plus tard sur leurs différences qui s’avéreront fondamentales… ou pas. Mais commençons avec le Poly Grid. Dès que l’on ouvre un patch, on découvre un petit montage de base comportant un oscillateur, une enveloppe AR (Attack-Release) et un module de sortie du signal audio.
Ce petit patch parfaitement opérationnel nous permet de produire du son immédiatement, même si de manière très limitée puisqu’il ne s’agit que de générer une simple onde triangulaire. À nous maintenant de venir modifier les paramètres des éléments présents, de remplacer ces derniers par d’autres ou d’en ajouter à volonté et de définir leurs interactions, le tout pour vous constituer le synthétiseur virtuel de vos rêves. À titre d’exemple, voici comment effectuer une simple amélioration du patch de base. Le volume du signal audio ne répond pas à la vélocité ? Pas de problème, il nous suffit pour corriger cela de venir chercher un module de captation des informations de vélocité, un petit modulateur universel et un potard de gestion du volume. On intercale ce dernier juste avant la sortie audio du patch, on relie notre module de vélocité au modulateur universel que nous affectons ensuite au pilotage du potard de volume de sortie que nous venons d’insérer précédemment, et le tour est joué : nous avons un mini-synthé sensible à la vélocité ! C’est d’autant plus simple et rapide que l’on peut faire glisser les modules supplémentaires directement sur les entrées ou sorties des modules existants, et le câblage virtuel se fait automatiquement.
Et nous n’avons pas à nous poser de question sur les types de messages qui vont être véhiculés par les câbles, MIDI ou audio : tout type de message peut interagir avec n’importe quel paramètre. En ce qui concerne les messages audio, ils sont par défaut traités en stéréo mais peuvent bien sûr être splittés en deux signaux mono. Et si nous souhaitons contrôler un paramètre d’un élément qui ne dispose pas d’entrée prévue pour le type de signal que nous souhaitons utiliser, pas de souci ici non plus, il nous suffit d’employer un « modulator out » ou modulateur universel qui transforme n’importe quel signal en source de modulation pour n’importe quel paramètre de n’importe quel module.
Pour en revenir aux câblages, ils peuvent être bien sûr modifiés à volonté par la suite. Certains d’entre eux ne sont d’ailleurs pas représentés, car considérés comme implicites… mais là-dessus aussi nous pouvons influer ! Ainsi par exemple pour le câblage « invisible » entre la gestion de hauteur de note et notre oscillateur. Par défaut celui-ci reproduit exactement les hauteurs de notes qu’il reçoit de notre clavier. Mais si nous souhaitons introduire de la fantaisie là-dedans, hop, il nous suffit de désactiver la reconnaissance automatique des notes sur l’oscillateur, d’insérer un module de pitch à l’entrée dédiée dudit oscillateur et d’ajouter tous les modificateurs que nous souhaitons entre les deux. C’est la liberté !
Mais ce n’est pas tout ! Dans l’exemple suivant, j’ai introduit dans le chemin entre mon clavier et l’oscillateur un piano roll pour jouer automatiquement une petite séquence mélodique à chaque pression de touche.
Sauf que si vous préférez que cette même séquence soit représentée par un bargraphe, il vous suffit de glisser ce dernier en lieu et place du piano-roll. Et toutes les données sont conservées lors du changement, les hauteurs de barres correspondront bien aux hauteurs des notes dans le piano-roll.
Ceci est valable pour tous les modules qui partagent entre eux des paramètres compatibles, comme par exemple encore si vous remplacez un filtre passe-bas par un filtre passe-haut, les valeurs de coupure et de résonance resteront les mêmes. Le bonheur peut être simple parfois.
Et il gagne encore en intensité quand on sait que The Grid autorise nos créations à communiquer également avec l’extérieur, grâce notamment à des modules d’entrées et de sorties HW (hardware) pour les ports MIDI DIN ou USB, ou des modules CV pour communiquer avec les appareils compatibles. Pour information, les modulateurs employés dans un ensemble de type « grid » permettent de piloter les paramètres de plug-ins encapsulés selon le système maison UMS (cf test de Bitwig 1 pour plus de détails et la description de l’acronyme).
Ci-dessous un autre exemple de réalisation personnelle, un petit synthé à modulation de phase :
L’ensemble de type FX Grid, censé être utilisé comme un effet, se différencie de l’ensemble Poly Grid censé être utilisé comme un instrument par le fait qu’à la place du patch précédemment cité, on a un module d’entrée audio et un de sortie. Mais rien ne vous empêche de retirer ces derniers et de les remplacer par les éléments d’un synthétiseur : The Grid reste The Grid, et vous pourrez très bien programmer un synthétiseur qui sera impacté par un signal audio entrant, qu’un effet audio que l’on pourra piloter par des notes MIDI…
Ci-dessous un petit effet personnel permettant de booster les basses et bas-médiums d’un signal tout en corrigeant le gain automatiquement :
Il y a des modules pour presque tous les besoins et les goûts ! Ils sont en tout plus de 150 répartis entre 16 catégories : les modules d’entrées-sorties, les modules d’affichage (oscilloscopes, cellules de textes, etc.), de phase, de données (bargraphes, piano-roll…), les oscillateurs et générateurs de son (dont le sampler de Bitwig Studio), les générateurs de données aléatoires, les LFO, les générateurs d’enveloppes, les filtres, les transformateurs de signal (distorsion, etc), les delays, les modules de mixage, les contrôleurs de niveaux, les gestionnaires de pitches, les opérateurs mathématiques et les opérateurs logiques. Et l’on serait tout à fait en droit de se sentir éventuellement perdu dans cette profusion d’éléments, si le browser de the Grid avait été moins efficace, et surtout – surtout ! – sans l’excellente aide contextuelle. Celle-ci nous offre les informations que l’on souhaite sur un module donné en isolant visuellement celui-ci du reste du patch, mais sans entamer les possibilités d’action sur les paramètres du module en question : celui-ci reste totalement opérationnel et le workflow n’est ainsi pas contrarié par une lecture de PDF ou de fichier html. Bitwig a trouvé là une solution extrêmement élégante que l’on souhaiterait voir adaptée au reste du soft et pourquoi pas adoptée par certains concurrents.
The Grid arrive avec toute une collection d’instruments et d’effets virtuels, et je n’ai pas pu résister à l’envie de les mettre à contribution dans le cadre d’une petite composition que voici (seul le clap n’est pas un instrument de The Grid, mais le « e-clap » issus des autres instruments de Bitwig Studio), la version complète du fichier employé pour démontrer les capacités du time-stretch :
La concurrence
Et la concurrence parlons-en. Car bien évidemment, the Grid n’arrive pas dans un milieu vierge de toute tentative précédente de proposer ce genre d’outils. En effet, le marché du modulaire hardware ne s’est jamais aussi bien porté, et force est de constater que dans le domaine virtuel également, l’offre commence à sérieusement s’étoffer. Bien sûr, il y a le grand-père Reaktor, mais également Max for Live, Modular de Softube pour ne citer qu’eux ou encore dans une moindre mesure le Patcher inclus dans FL Studio d’Image Line. Alors, quelle position occupe exactement The Grid dans ce paysage, et que peut-on trouver chez lui qui fait défaut à ses concurrents… ou l’inverse? Pour répondre, il nous faut comprendre ce que les autres ont à offrir.
Reaktor propose un environnement très complet de développement, très orienté « programmation visuelle », permettant la réalisation de plug-ins très poussés, mais qui ne vise pas forcément la simplicité de prise en main. Quand on crée un projet Reaktor, on se trouve devant une page blanche qu’il nous faudra remplir pas à pas et … le fait est que peu d’entre nous démarrent un projet Reaktor à partir de rien, ce qui n’est peut-être pas sans raison. Cela peut sembler anodin, mais The Grid avec son petit patch par défaut cité précédemment invite déjà bien davantage au bidouillage sonore. Ce phénomène est parfaitement représentatif de la philosophie générale du produit qui repose sur la simplicité et l’encouragement à l’expérimentation. En ce sens, The Grid pourrait se rapprocher du Patcher de FL Studio. Sauf que ce dernier s’avère pensé comme une interface graphique pour relier entre eux des plug-ins déjà réalisés et non pour créer ses propres outils à partir d’éléments basiques de sound design, ce qui s’avère impossible avec le système d’Image Line. À l’inverse, The Grid se révèle quant à lui incapable d’intégrer des plug-ins dans ses propres patches.
Même si aucun de ces systèmes ne permet de créer un plug-in utilisable directement dans une STAN tierce ou même en standalone, dans le cas de Reaktor ou de Softube Modular ce sont eux-mêmes qui sont les plug-ins en question et qui autorisent donc l’interfaçage des créations réalisées en leur sein avec la majorité des STAN du marché. De ce point de vue, The Grid ressemblerait davantage à un Max for Live dans l’optique d’un système de création d’outils audio non exportables et utilisables exclusivement dans un seul et unique environnement. On pourrait même sentir une certaine parenté d’esprit entre les deux systèmes dans la manière originale dont chacun d’entre eux intègre l’aide contextuelle au workflow (pour information, Max For Live permet de glisser-déposer les modules directement à partir des pages de documentation les concernant dans le plug-in en cours de réalisation). Alors certes Max For Live dispose d’une profondeur et d’une richesse de paramétrages que The Grid n’atteint pas totalement. Mais c’est au détriment d’une ergonomie et d’une simplicité d’utilisation dans le domaine desquelles The Grid triomphe absolument. Sans compter que l’intégration de Max for Live au sein de la STAN d’Ableton reste un peu moins élégante que celle de The Grid au sein de son propre séquenceur. Max n’est en effet disponible que dans la version la plus chère de son hôte et nécessite le lancement d’une application tierce pour la création de plug-ins, là où The Grid est pleinement intégré à Bitwig Studio qui n’existe qu’en une seule version.
Points négatifs
Vous commencez à nous connaître maintenant, et vous savez donc que la dernière partie du banc d’essai va être réservée aux doléances. Et pour commencer je me dois de signaler qu’en-dehors de l’amélioration des algorithmes de time-stretch, les défauts signalés lors de notre dernier banc d’essai sont restés exactement les mêmes. Je vous invite donc à ce sujet à jeter un œil à notre article de l’époque. À ces défauts viennent s’ajouter trois autres qui datent également de l’origine de la STAN, que je n’avais pas spécialement relevés à l’époque mais qui ne sont que difficilement pardonnables en 2019, à savoir que les samples de la bibliothèque de Bitwig ne sont classés ni par dossier ni par tags (ce qui rend leur exploration passablement pénible), que les pistes ne peuvent toujours pas être gelées, et que l’export audio ne peut se faire exclusivement qu’au format *.wav.
En ce qui concerne les particularités de la présente version de Bitwig Studio, ce sont les défauts suivants qui m’ont interpellés. Et comme The Grid représente 95% des nouveautés de la dernière itération de la STAN, tous les petits reproches que j’ai à adresser maintenant concernent cet environnement. Tout d’abord, j’aurais aimé que davantage de paramètres bénéficient d’une traduction chiffrée de leur valeur, et pas uniquement graphique. On pourrait imaginer par exemple un système où la valeur numérique du paramètre n’apparaîtrait qu’en cas de survol dudit paramètre par la souris, afin de ne pas surcharger l’affichage tout en fournissant les informations attendues. Dans un même souci de clarté, on pourrait également réclamer que tous les paramètres modulés traduisent visuellement la modulation qu’ils subissent, ce qui n’est pas (encore) le cas de tous les types de paramètres. Enfin, j’aurais souhaité que le module « recorder » bénéficie d’un timer intégré afin de pouvoir aisément paramétrer le temps de l’enregistrement d’un signal audio dans un ensemble the Grid.
Conclusion
Pendant longtemps, les STAN nous ont ont aidés à être des compositeurs, des ingés son, des performers et aujourd’hui, des sound designers. C’est le cas de Bitwig Studio, qui au fil des années se détache avec toujours plus de succès de son image de clone d’Ableton Live pour se forger peu à peu sa propre personnalité axée autour de la modularité. The Grid, l’environnement de création d’outils sonores dont la dernière version de Bitwig Studio se pare aujourd’hui, s’inscrit absolument dans ce contexte et de manière tout à fait brillante. La richesse des possibilités et l’ergonomie limpide que ce nouvel outil propose en font un concurrent de poids vis-à-vis des autres systèmes modulaires virtuels. Mais cela ne doit pas faire oublier à Bitwig que certains petits défauts réclament d’être corrigés, dont quelques-uns depuis longtemps.